– Si on n'a plus le droit de se tutoyer soi-même.
– Que dites-vous?
– Tu as très bien entendu. Je suis toi.
Jérôme regarda le Hollandais comme un demeuré.
– Je suis toi, reprit Textor. Je suis cette partie de toi que tu ne connais pas mais qui te connaît trop bien. Je suis la partie de toi que tu t'efforces d'ignorer.
– J'avais tort d'appeler la police. C'est l'asile d'aliénés qu'il faut contacter.
– Aliéné à toi-même, c'est vrai. Dès le début de notre conversation, je t'ai tendu des perches énormes. Quand je t'ai parlé de l'ennemi intérieur, je t'ai suggéré que je n'avais peut-être pas d'existence en dehors de toi, que j'étais une invention de ton cerveau. A quoi tu m'as répondu avec superbe que tu n'avais pas d'ennemi intérieur, toi. Mon pauvre Jérôme, tu as l'ennemi intérieur le plus encombrant du monde: moi.
– Vous n'êtes pas moi, monsieur. Vous vous appelez Textor Texel, vous êtes hollandais et vous êtes un emmerdeur de première classe.
– Et en quoi ces belles qualités m'empêchent-elles d'être toi?
– Une identité, une nationalité, une histoire personnelle, des caractéristiques physiques et mentales, tout cela fait de vous quelqu'un qui n'est pas moi.
– Mon vieux, tu n'es pas difficile, si tu te définis avec des ingrédients aussi indigents. C'est typique du cerveau humain: tu te concentres sur les détails pour ne pas avoir à aborder l'essentiel.
– Enfin, vos récits de bouillie pour les chats, vos mysticolâtries, c'est à des années-lumière de moi.
– Evidemment. Tu avais besoin de m'inventer très différent de toi, pour te persuader que ce n'était pas toi – pas toi du tout – qui avais tué ta femme.
– Taisez-vous!
– Désolé. Je ne me tais plus. Cela fait trop longtemps que je me tais. J'ajouterai que, depuis dix ans, ce silence est devenu encore plus insupportable.
– Je ne veux plus vous entendre.
– C'est pourtant toi qui m'ordonnes de parler. Ces cloisons si étanches que tu as construites dans ta tête ne tiennent plus: elles cèdent. Tu peux t'estimer heureux d'avoir eu droit à ces dix années d'innocence. Ce matin, tu t'es levé et préparé pour partir à Barcelone. Tes yeux ont lu le calendrier: 24 mars 1999. Ton cerveau n'a pas tiré la sonnette d'alarme pour te prévenir que c'était le dixième anniversaire de ton meurtre. A moi, cependant, tu n'as pu le cacher.
– Je n'ai pas violé ma femme!
– C'est vrai. Tu as seulement eu très envie de la violer, la première fois que tu l'as vue, au cimetière de Montmartre, il y a vingt ans. Tu en as rêvé la nuit. Au début de cet entretien, je t'ai dit que je faisais toujours ce dont j'avais envie. Je suis la partie de toi qui ne se refuse rien. Je t'ai offert ce rêve. Aucune loi n'interdit les fantasmes. Quelque temps plus tard, tu as revu Isabelle à une soirée, et tu es allé lui parler pour la première fois.
– Comment le savez-vous?
– Parce que je suis toi, Jérôme. Tu as trouvé drôle de converser civilement avec celle que tu avais violée en rêve. Tu lui as plu. Tu plais aux femmes, quand tu parviens à me cacher.
– C'est vous qui êtes détraqué. C'est vous qui avez tué ma femme et qui essayez de vous persuader que je suis le meurtrier, afin de vous innocenter.
– Alors pourquoi ai-je passé des heures à plaider ma culpabilité?
– Vous êtes dingue. Il ne faut pas chercher de logique au comportement d'un fou.
– Ne dis pas trop de mal de moi. N'oublie pas que je suis toi.
– Si vous êtes moi, pourquoi ai-je eu l'étrange fantaisie de vous créer hollandais?
– Il valait mieux que je sois étranger afin de me différencier de toi. Je l'ai déjà dit.
– Mais pourquoi hollandais plutôt que patagon ou bantou?
– On a les étrangers qu'on peut. Patagon ou bantou, ton cerveau n'en aurait pas été capable.
– Et pourquoi vos délires jansénistes, moi qui ne suis pas religieux pour deux sous?
– Ça prouve simplement qu'il y a une partie refoulée de toi à qui il ne déplairait pas d'être mystique.
– Oh non, encore ce blabla psychanalytique de bazar!
– Regarde comme tu es fâché quand on ose suggérer que tu refoules quelque chose.
– Le verbe refouler, c'est le mot fourré-tout du XXe siècle.
– Et ça donne l'une des variétés d'assassin du XXe siècle: toi.
– Imaginez deux secondes que vos élucubrations soient exactes: ce criminel serait minable, pathétique, grotesque.
– C'est ce que je t'ai dit il y a quelques minutes: on a les criminels qu'on mérite. Désolé, mon pauvre Jérôme, il n'y avait pas de place en toi pour Jack l'Eventreur ni pour Landru. Il n'y avait place en toi que pour moi.
– Il n'y a pas place en moi pour vous!
– Je sais, c'est dur à avaler, hein?
– Si je devais vous croire, je serais le Docteur Jekyll en train de converser avec Mister Hyde.
– Ne te vante pas. Tu es beaucoup moins bien que le Docteur Jekyll, et par conséquent tu contiens un monstre beaucoup moins admirable que cette brute sanguinaire de Hyde. Tu n'es pas un grand savant obsessionnel, tu es un petit homme d'affaires comme il y en a tant: ta seule qualité, c'était ta femme. Depuis dix ans, ton veuvage est ton unique vertu.
– Pourquoi avez-vous tué Isabelle?
– C'est drôle. Tout à l'heure, tu ne voulais pas croire que j'étais l'assassin. Depuis que je t'ai refilé la patate chaude de la culpabilité, tu me crois sans aucune peine, tu me demandes même pourquoi j'ai tué ta femme. A présent, tu serais prêt à n'importe quoi, pourvu que l'on te persuade de ton innocence.
– Répondez: pourquoi avez-vous tué Isabelle?
– Je ne réponds pas aux questions mal posées. Il fallait me demander: «Pourquoi ai-je tué ma femme?»
– Cette question-là n'a pas lieu.
– Tu ne crois toujours pas que je suis toi?
– Je ne le croirai jamais. Etrange, cette religion du moi. «Je suis moi, rien que moi, rien d'autre que moi. Je suis moi, donc je ne suis pas la chaise sur laquelle je m'assieds, je ne suis pas l'arbre que je regarde. Je suis bien distinct du reste du monde, je suis limité aux frontières de mon corps et de mon esprit. Je suis moi, donc je ne suis pas ce monsieur qui passe, surtout si le monsieur se trouve être le meurtrier de ma femme.» Singulier credo.
– Singulier, oui, à la lettre.
– Je me demande ce que les gens de ton espèce font de la pensée. Cela doit te perturber, ce flux mental qui va où il veut, qui peut entrer dans la peau de chacun. Pourtant, c'est bien de ton petit moi que vient cette pensée. C'est inquiétant, ça menace tes cloisons. Heureusement, la plupart des gens ont trouvé le remède: ils ne pensent pas. Pourquoi penseraient-ils? Ils laissent penser ceux dont ils considèrent que c'est le métier: les philosophes, les poètes. C'est d'autant plus pratique qu'on ne doit pas tenir compte de leurs conclusions. Ainsi, un magnifique philosophe d'il y a trois siècles peut bien dire que le moi est haïssable, un superbe poète du siècle dernier déclarer que je est un autre: c'est joli, ça sert à converser dans les salons, sans que cela affecte le moins du monde notre réconfortante certitude – je suis moi, tu es toi et chacun reste chez soi.
– La preuve que je ne suis pas vous, c'est que vous avez la langue bien pendue.
– Voilà ce qui arrive, quand on muselle son ennemi intérieur trop longtemps: quand il parvient enfin à tenir le crachoir, il ne le lâche plus.
– La preuve que je ne suis pas vous, c'est que tout à l'heure, quand je bouchais mes oreilles, je ne vous entendais plus.
– Dans le genre, tu as fait beaucoup mieux: tu ne m'as pas entendu pendant des dizaines d'années, sans même te boucher les oreilles.
– La preuve que je ne suis pas vous, c'est que je ne connais rien au jansénisme ni à ce genre de choses. Vous êtes beaucoup plus lettré que moi.
– Non: je suis la partie de toi qui n'oublie rien. C'est l'unique différence. Si les gens avaient de la mémoire, ils s'entendraient parler de sujets auxquels ils croyaient ne rien connaître.