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– Comme avec votre chef: un coup de téléphone. D'une cabine de l'aéroport, j'ai appelé pour dire qu'une bombe était dissimulée dans l'appareil. C'est fou ce que l'on peut nuire, de nos jours, avec un bête coup de fil!

– Vous savez que je pourrais vous dénoncer à la police pour ça?

– Je sais. A supposer que vous les en persuadiez, j'en serais quitte pour une très grosse amende.

– Une énorme amende, monsieur.

– Et ça suffirait à vous venger du viol et du meurtre de votre femme, que je m'en tire avec du fric?

– Vous avez tout prévu, espèce d'ordure.

– Je suis content de vous voir revenir à de meilleurs sentiments.

– Attendez. Ça vous sert à quoi, ce retard d'avion?

– Et si vous réfléchissiez, pour une fois? Vous voyez bien que cet échange ne pouvait avoir lieu que dans la salle d'attente d'un aéroport. Il fallait un endroit où je puisse vous coincer. Vous deviez prendre cet avion, vous ne pouviez pas vous permettre de partir!

– Maintenant, je sais que c'est du bidon, donc je peux partir.

– A présent, vous pouvez savoir que c'est du bidon. Mais vous ne pouvez pas laisser filer celui qui a détruit votre vie.

– Et pourquoi avez-vous mis tant de temps à me le dire? Pourquoi vous êtes-vous embarqué dans vos histoires de pâtée pour chats, au lieu d'arriver et de déclarer d'entrée de jeu: «Je suis l'assassin de votre femme»?

– Ça ne se fait pas. Je suis quelqu'un d'extrêmement formaliste. J'agis en fonction d'une cosmétique rigoureuse et janséniste.

– Qu'est-ce que les produits de beauté viennent faire là-dedans?

– La cosmétique, ignare, est la science de l'ordre universel, la morale suprême qui détermine le monde. Ce n'est pas ma faute si les esthéticiennes ont récupéré ce mot admirable. Il eût été anticosmétique de débarquer en vous révélant d'emblée votre élection. Il fallait vous la faire éprouver par un vertige sacré.

– Dites plutôt qu'il fallait m'emmerder à fond!

– Ce n'est pas faux. Pour convaincre un élu de sa mission, il faut en passer par ses nerfs. Il faut mettre les nerfs de l'autre à vif, afin qu'il réagisse vraiment, avec sa rage, et non avec son cerveau. Je vous trouve d'ailleurs encore beaucoup trop cérébral. C'est à votre peau que je m'adresse, comprenez-vous.

– Pas de chance pour vous: je ne suis pas aussi manipulable que vous l'espériez.

– Vous croyez encore que je cherche à vous manipuler, quand je vous montre ce que serait votre voie naturelle, votre destin cosmétique. Moi, voyez-vous, je suis un coupable. Tous les criminels n'ont pas un sentiment de culpabilité mais, quand ils l'ont, ils ne pensent plus qu'à ça. Le coupable va vers son châtiment comme l'eau vers la mer, comme l'offensé vers sa vengeance. Si vous ne vous vengez pas, Jérôme Angust, vous resterez quelqu'un d'inaccompli, vous n'aurez pas endossé votre élection, vous ne serez pas allé à la rencontre de votre destin.

– A vous écouter, on croirait que vous vous êtes conduit comme ça dans le seul but d'être châtié un jour.

– Il y a de cela.

– C'est débile.

– On a les criminels qu'on mérite.

– Vous ne pourriez pas être l’une de ces brutes sans conscience, qui tuent sans éprouver le besoin de venir s'expliquer et se justifier ensuite pendant des heures?

– Vous auriez préféré que votre femme ait été violée et assassinée par un bulldozer de ce genre?

– J'aurais préféré qu'elle ne soit ni violée ni assassinée. Mais tant qu'à faire, oui, j'aurais préféré une vraie brute à un taré de votre espèce.

– Je vous le répète, cher Jérôme Angust, on a les criminels qu'on mérite.

– Comme si ma femme avait mérité ça! C'est odieux, ce que vous dites!

– Pas votre femme: vous!

– C'est encore plus odieux! Pourquoi s'en est-on pris à elle plutôt qu'à moi, alors?

– Votre «on» m'amuse beaucoup.

– Ça vous amuse? C'est le comble! Pourquoi souriez-vous comme un crétin, d'ailleurs? Vous trouvez qu'il y a de quoi rire?

– Allons, calmez-vous.

– Vous trouvez qu'il y a de quoi être calme? Je ne peux plus vous supporter!

– Tuez-moi donc. Vous m'emmenez aux toilettes, vous me fracassez le crâne contre un mur et on n'en parle plus.

– Je ne vous ferai pas ce plaisir. Je vais chercher la police, monsieur. Je suis sûr qu'on décèlera un moyen de vous coincer. Les analyses d'ADN n'étaient pas en application il y a dix ans mais elles le sont aujourd'hui. Je suis sûr que vous avez laissé un cheveu ou un cil sur les lieux du crime. Cela suffira.

– Bonne idée. Allez chercher la police. Vous croyez que je serai là à votre retour?

– Vous m'accompagnerez.

– Vous vous imaginez que j'ai envie de vous accompagner?

– Je vous l'ordonne.

– Amusant. Quel moyen de pression avez-vous sur moi?

Le sort voulut que deux policiers passent par là à cet instant. Jérôme se mit à hurler: «Police! Police!» Les deux hommes l'entendirent et accoururent, ainsi que de nombreux badauds de l'aéroport.

– Messieurs, arrêtez cet homme, dit Angust, en montrant Texel assis à côté de lui.

– Quel homme? demanda l'un des policiers.

– Lui! répéta Jérôme en pointant Textor qui souriait.

Les représentants de l'ordre se regardèrent l'un l'autre avec perplexité, puis ils contemplèrent Angust, l'air de penser: «Qu'est-ce que c'est que ce dingue?»

– Vos papiers, monsieur, dit l'un.

– Quoi? s'indigna Jérôme. C'est à moi que vous demandez mes papiers? C'est à lui qu'il faut les demander!

– Vos papiers! répéta l'homme avec autorité.

Humilié, Angust donna son passeport. Les flics le lurent avec attention puis le lui rendirent en disant:

– C'est bon pour une fois. Mais ne vous moquez plus de nous.

– Et lui, vous ne le contrôlez pas? insista Jérôme.

– Vous avez de la chance qu'on ne doive pas passer d'alcootest pour prendre l'avion.

Les policiers s'en allèrent, laissant Angust stupéfait et furieux. Tout le monde le dévisageait comme s'il était fou. Le Hollandais se mit à rire.

– Eh bien, tu as compris? demanda Texel.

– De quel droit me tutoyez-vous? On n'a pas gardé les cochons ensemble.

Textor hurla de rire. Les gens se pressaient autour d'eux pour regarder et écouter. Angust explosa. Il se leva et se mit à crier à l'adresse des spectateurs:

– Vous avez fini? Je casse la figure au prochain qui nous observe.

Il dut être convaincant car les badauds s'en allèrent. Ceux qui étaient assis à proximité s'écartèrent. Plus personne n'osa les approcher.

– Bravo, Jérôme! Quelle autorité! Moi qui ai gardé les cochons avec toi, je ne t'avais jamais vu dans cet état.

– Je vous interdis de me tutoyer!

– Allons, après tout ce qui nous est arrivé ensemble, tu peux bien me tutoyer toi aussi.

– C'est hors de question.

– Je te connais depuis si longtemps.

Jérôme regarda sa montre.

– Même pas deux heures.

– Je te connais depuis toujours.

Angust scruta le visage du Hollandais avec insistance.

– Textor Texel, c'est un nom d'emprunt? Etiez-vous à l'école avec moi?

– Te rappelles-tu avoir eu un petit camarade qui me ressemblait?

– Non, mais c'était il y a longtemps. Vous avez peut-être beaucoup changé.

– A ton avis, pourquoi la police ne m'a-t-elle pas arrêté?

– Je ne sais pas. Vous êtes peut-être quelqu'un de très connu en haut lieu.

– Et pourquoi les gens t'ont-ils observé comme un dingue?

– A cause de la réaction des policiers.

– Tu n'as rien compris, décidément.

– Qu'aurais-je dû comprendre?

– Qu'il n'y avait personne sur le siège à côté de toi.

– Si vous vous prenez pour l'homme invisible, comment expliquez-vous que, moi, je vous vois?

– Tu es le seul à me voir. Même moi, je ne me vois pas.

– Je ne comprends toujours pas en quoi vos sphingeries à deux francs cinquante vous autorisent à me tutoyer. Je ne vous le permets pas, monsieur.

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