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– Et ce qu'en pense la victime, vous en tenez compte?

– Max Stirner, L'Unique et sa propriété, ça vous dit quelque chose?

– Non.

– Ça ne m'étonne pas. C'est le théoricien de l'égoïsme. L'autre n'existe que pour mon plaisir.

– Magnifique. Les gens qui pensent ça, il faut les enfermer.

– «La vraie morale se moque de la morale,» Ça, c'est de Pascal. Vive le jansénisme!

– Le pire, avec vous, c'est que vous trouvez des prétextes intellectuels à vos actions lamentables et sadiques.

– Si je suis si détestable, tuez-moi.

– Je ne le veux pas.

– Qu'est-ce que vous en savez? Vous n'avez jamais essayé. Vous allez peut-être adorer.

– Votre morale ne sera jamais la mienne. Vous êtes un fou furieux.

– Cette manie de qualifier de fous ceux que l'on ne comprend pas! Quelle paresse mentale!

– Un type qui a besoin que je le tue pour un problème de culpabilité, c'est un dingue. Vous disiez tout à l'heure qu'un fou est un être dont les comportements sont inexplicables. Eh bien, votre besoin de châtiment est inexplicable: il ne colle absolument pas avec votre morale de l'égoïsme pur et dur.

– Ce n'est pas certain. Je n'ai jamais été tué par quelqu'un. C'est peut-être très agréable. Il ne faut pas préjuger des sensations que l'on ne connaît pas.

– Imaginez que ce soit désagréable: ce serait irrémédiable.

– Même si c'est désagréable, cela ne durera qu'un moment. Et après…

– Oui, après?

– Après, c'est identique: je n'ai jamais été mort. C'est peut-être formidable.

– Et si ce ne l'est pas?

– Mon vieux, un jour ou l'autre ça m'arrivera, de toute façon. Vous voyez: c'est aussi bien conçu que le pari de Pascal. J'ai tout à y gagner, rien à y perdre.

– La vie?

– Je connais. C'est surfait.

– Comment expliquez-vous que tant de gens y tiennent?

– Ce sont des gens qui ont, dans ce monde, des amis et des amours. Je n'en ai pas.

– Et pourquoi voudriez-vous que moi, qui vous méprise au dernier degré, je vous rende ce service?

– Pour assouvir votre désir de vengeance.

– Mauvais calcul. Vous seriez arrivé deux jours après le meurtre, je vous aurais sans doute démoli. En venant dix ans plus tard, il fallait prévoir que ma haine aurait refroidi.

– Si j'étais venu deux jours après les faits, l'enquête policière demeurait possible. Le délai de dix ans me plaisait d'autant plus qu'il équivalait à celui séparant le viol de l'assassinat. Je suis un criminel qui a le sens des anniversaires. Puis-je attirer votre attention sur la date d'aujourd'hui?

– Nous sommes le… 24 mars!

– Vous n'y avez pas pensé?

– J'y pense chaque jour, monsieur, pas seulement chaque 24 mars.

– J'avais le choix entre le 4 octobre, date du viol, et le 24 mars, date du meurtre. J'ai pensé qu'entre vous et moi, ce ne serait certainement pas un viol.

– Vous m'en voyez soulagé.

– Il y avait plus de chances que ce soit un meurtre. Certes, j'eusse préféré que les trois dates coïncidassent: c'eût été d'une classe! A dix ans d'intervalle, chaque 4 octobre ou chaque 24 mars! Hélas, la vie n'est pas aussi parfaite que nous le souhaiterions.

– Pauvre maniaque.

– Vous disiez que votre haine avait refroidi en dix ans. Rassurez-vous: vous pouvez compter sur moi pour la réchauffer.

– C'est inutile. Je ne vous tuerai pas.

– C'est ce que nous verrons.

– C'est tout vu.

– Chiffe molle!

– Ça vous énerve, hein?

– Vous n'allez quand même pas laisser un tel crime impuni!

– Qui me dit que c'est vous? Vous êtes assez malade pour avoir inventé cette histoire.

– Vous doutez de moi?

– A fond. Vous n'avez aucune preuve de ce que vous avancez.

– C'est le comble! Je peux vous décrire Isabelle par le menu.

– Ça ne prouve rien.

– Je peux vous donner d'elle des détails intimes.

– Cela prouvera que vous l'avez connue intimement, non que vous l'avez violée et assassinée.

– Je peux prouver que je l'ai assassinée. Je sais très précisément dans quelle position vous avez découvert le corps et où ont été portés les coups de couteau.

– Vous avez pu obtenir ces détails de la bouche de l'assassin.

– Vous allez me rendre fou!

– C'est déjà fait.

– Pourquoi irais-je m'accuser d'un crime que je n'aurais pas commis?

– Allez savoir, avec un cinglé de votre espèce. Pour le plaisir d'être tué par moi.

– Il ne faut pas oublier que c'est mon sentiment de culpabilité qui m'a inspiré le besoin d'être tué par vous.

– Si c'était vrai, vous ne vous en vanteriez pas tant. Le remords est une faute supplémentaire.

– Vous citez Spinoza!

– Vous n'êtes pas le seul à avoir des lettres, monsieur.

– Je n'aime pas Spinoza!

– C'est normal. Je l'aime beaucoup.

– Je vous ordonne de me tuer!

– Ne pas aimer Spinoza n'est pas une raison suffisante pour que je vous tue.

– J'ai violé et tué votre femme! Vous dites ça à chaque malheureux que vous venez harceler dans un aéroport?

– Vous êtes le premier, le seul à qui j'ai réservé ce sort.

– C'est trop d'honneur. Hélas, je n'en crois rien: votre mécanique est trop bien rodée pour que ce soit la première fois. Ça sent son harceleur patenté.

– Ne voyez-vous pas que vous êtes l'élu? Un être aussi janséniste que moi n'accepterait pas d'être tué par quelqu'un dont il n'aurait pas violé et assassiné la femme.

– Qui espérez-vous convaincre avec un argument aussi tordu?

– Vous êtes tellement lâche! Vous essayez de vous persuader que je ne suis pas l'assassin afin de ne pas avoir à me tuer!

– Je regrette. Aussi longtemps que vous n'aurez pas une vraie preuve matérielle de votre acte, je n'aurai aucune raison de vous croire.

– Je sais où vous voulez en venir! Vous espérez qu'il existe une preuve matérielle qui vous servira d'argument pour me dénoncer à la police. Car, sans cette preuve, vous n'avez rien contre moi. Désolé, pauvre lâche, il n'y a aucune pièce à conviction. Avec la police, ce serait votre parole contre la mienne. Justice sera rendue par vos mains ou alors ne sera pas rendue: mettez-vous ça dans le crâne une fois pour toutes.

– Il n'y a rien de juste à se venger d'un fou qui se prétend assassin. Vous affirmiez aussi avoir tué votre petit camarade de classe, quand vous vous étiez contenté d'avoir prié contre lui; je vois le genre de meurtrier que vous êtes.

– Et l'arme du crime, vous continuez à penser que c'est l'assassin qui me l'a fourguée? Pourquoi vous obstinez-vous à croire des choses aussi tordues quand la vérité est si simple?

– Je suis à l'aéroport, j'apprends que mon avion est retardé. Un type s'assied à côté de moi et commence à me baratiner. Après des confidences assommantes, il me révèle, au détour d'une phrase, qu'il a violé ma femme il y a vingt ans et qu'il l'a tuée il y a dix ans. Et vous trouveriez naturel que je gobe ça?

– En effet. C'est que votre version est très inexacte.

– Ah?

– Quand avez-vous appris que vous partiez en voyage d'affaires à Barcelone ce 24 mars?

– Ça ne vous regarde pas.

– Vous ne voulez pas le dire? Je le dirai donc. Il y a deux mois, votre chef a reçu un coup de téléphone de Barcelone, lui parlant de nombreux marchés intéressants et d'une assemblée générale le 24 mars. Vous vous doutez de l'identité de ce Catalan, aussi catalan que vous et moi, et qui appelait de chez lui, à Paris.

– Le nom de mon chef?

– Jean-Pascal Meunier. Vous ne me croyez toujours pas?

– Tout ce que ça prouve, c'est que vous êtes un emmerdeur. Ça, je le savais déjà.

– Un emmerdeur efficace, non?

– Disons plutôt un emmerdeur bien renseigné.

– Efficace, je maintiens: n'oubliez pas le coup du retard d'avion.

– Quoi? Ça aussi, c'est vous?

– Benêt, c'est maintenant que vous le comprenez?

– Comment avez-vous fait?

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