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– La preuve que je ne suis pas vous, c'est que je déteste le beurre de cacahouètes.

Textor éclata de rire.

– Alors, ça, mon vieux, comme preuve, c'est édifiant!

– Il n'empêche que c'est vrai: j'ai horreur de ça. Qu'est-ce que vous en dites? Vous êtes bien embêté, hein?

– Je vais t'apprendre une chose: la partie de toi qui prétend détester le beurre de cacahouètes est la même qui salive devant les hot dogs du boulevard de Ménilmontant sans jamais oser s'en acheter.

– Qu'est-ce que vous me chantez là?

– Quand on est un monsieur qui va à des déjeuners d'affaires où on lui sert du turbot aux petits légumes et autres bouches-en-cul-de-poulage, on affecte d'ignorer qu'il y a en soi un rustre qui rêve de bouffer des horreurs dont il dit le plus grand mal, comme le beurre de cacahouètes et les hot dogs du boulevard de Ménilmontant. Tu y allais souvent, au cimetière du Père-Lachaise, avec ta femme. Elle aimait tant voir les si beaux arbres nourris par les morts et les tombes des jeunes filles aimées. Toi, tu étais beaucoup plus ému par l'odeur des saucisses qui cuisaient en face. Bien entendu, tu serais rentré sous terre plutôt que de te l'avouer. Mais moi, je suis la partie de toi qui ne se refuse rien de ce dont elle a vraiment envie.

– Quel délire!

– Tu as tort de nier. Pour une fois que tu caches quelque chose de sympathique.

– Je ne cache rien, monsieur. Tu l'aimais, Isabelle?

– Je l'aime toujours comme un fou.

– Et tu laisserais à un autre que toi le privilège de l'avoir tuée?

– Ce n'est pas un privilège.

– Si. Celui qui l'a tuée, c'est forcément celui qui l'aimait le plus!

– Non! C'est celui qui l'aimait mal!

– Mal mais plus.

– Personne ne l'aimait plus que moi.

– C'est bien ce que je te dis.

– Laissez-moi deviner. Vous êtes un maniaque sadique qui a un dossier sur chaque veuf dont la femme est morte assassinée. Votre passion, c'est de poursuivre le malheureux pour le convaincre de sa culpabilité, comme s'il ne souffrait pas assez.

– Ce serait de l'amateurisme, voyons, Jérôme. Pour bien torturer, il faut se limiter à une seule victime, un seul élu.

– Vous convenez, au moins, que vous n'êtes pas moi.

– Je n'ai jamais dit ça. Je suis la partie de toi qui te détruit. Tout ce qui grandit accroît sa capacité d'autodémolition. Je suis cette capacité.

– Vous me fatiguez.

– Bouche-toi les oreilles.

Angust s'exécuta.

– Tu as remarqué? Ça ne marche plus, cette fois-ci.

Jérôme se les boucha plus fort.

– Ne t'obstine pas. Au passage, si tu te bouches les oreilles comme ça, tu ne tiendras pas longtemps. Je te l'ai déjà dit: pourquoi gardes-tu tes bras en l'air? On croirait qu'on te menace d'un revolver. Il faut se boucher les oreilles par le bas, les coudes contre la poitrine: on peut rester très longtemps dans cette position. Ah, si tu avais su cela tout à l'heure! Je me demande, aussi, comment tu pouvais l'ignorer, mais cela n'a plus d'importance.

Angust baissa les bras, dégoûté.

– Tu vois bien que tu es moi. Cette voix que tu entends parle à l'intérieur de ta tête. Il t'est absolument impossible de fuir mon discours.

– J'ai vécu des dizaines d'années sans vous entendre. Je trouverai un moyen de vous museler.

– Tu ne le trouveras pas. C'est irréversible. Que faisais-tu, le vendredi 24 mars 1989, vers dix-sept heures? Oui, je sais, la police t'a déjà posé cette question.

– Elle en avait le droit, elle.

– Avec toi, j'ai tous les droits.

– Si vous savez que la police me l'a déjà demandé, vous connaissez aussi la réponse.

– Oui, tu étais au travail. Il fallait vraiment que les flics aient confiance en toi pour accepter un alibi aussi faible. Pauvre mari effondré, détruit, incrédule.

– Vous me ferez avaler tout ce que vous voulez, mais pas que j'ai tué Isabelle.

– Tu manques singulièrement d'orgueil. On te propose deux rôles: celui de la victime innocente et celui de l'assassin, et toi, tu choisis de n'y être pour rien.

– Je ne choisis rien. Je me conforme à la réalité.

– La réalité? Cette blague! Oserais-tu m'affirmer, les yeux dans les yeux, que tu te rappelles avoir passé cet après-midi au bureau?

– Oui, je m'en souviens!

– Ton cas est encore plus grave que je ne le pensais.

– Et vous, que devrais-je penser de vous? Vous changez de version comme de chemise! Ce long dialogue que vous prétendiez avoir eu avec Isabelle, c'était quoi?

– Tu as eu bien d'autres conversations fictives avec elle. Quand on aime, on parle dans sa tête à l'être aimé.

– Et ce passé que vous m'avez raconté, vos parents morts, le meurtre mental de votre petit camarade, la nourriture pour chats, c'était quoi?

– Tu serais prêt à inventer n'importe quoi pour te persuader que je suis un autre.

– C'est trop facile. Vous pouvez avoir réponse à toutes les invraisemblances, avec un pareil argument.

– Normal. Je suis ta partie diabolique. Le diable a réponse à tout.

– Ce n'est pas pour autant qu'il convainc. A propos, le voyage à Barcelone, c'était vous?

– Non, non. Pas plus que le retard. Je n'ai téléphoné ni à ton chef ni à l'aéroport.

– Pourquoi ces mensonges tout à l'heure?

– Pour te faire craquer. Si tu m'avais tué à ce moment-là, j'aurais pu t'épargner ces pénibles révélations.

– Pourquoi l'aéroport?

– Le retard d'avion. L'attente forcée pour une durée indéterminée: enfin un moment où tu étais vraiment disponible. Les gens de ton espèce ne deviennent vulnérables que dans l'imprévu et le vide. Cela, plus la conjonction de la date d'aujourd'hui, ce dixième anniversaire qui a effleuré ton inconscient ce matin: tu étais mûr pour ouvrir les yeux. A présent, le virus est dans ton ordinateur mental. Il est trop tard. C'est pourquoi tu m'entends même quand tu as les oreilles bouchées.

– Racontez-moi donc ce qui s'est passé!

– Que tu es pressé, maintenant!

– Si j'ai assassiné Isabelle, j'aimerais au moins savoir pourquoi.

– Parce que tu l'aimais. Chacun tue ce qu'il aime.

– Alors quoi, je suis rentré chez moi et j'ai poignardé le ventre de ma femme à plusieurs reprises, comme ça, sans raison?

– Sans autre raison que l'amour qui mène tout à sa perte.

– Ce sont là de belles phrases mais elles n'ont aucun sens pour moi.

– Elles en ont pour moi qui suis en toi. Il ne faut pas se voiler la face: même le plus amoureux des hommes surtout le plus amoureux des hommes – désire, un jour ou l'autre, ne serait-ce que l'espace d'un instant, tuer sa femme. Cet instant, c'est moi. La plupart des gens parviennent à escamoter cet aspect de leur être souterrain, au point de croire qu'il n'existe pas. Toi, c'est encore plus spécial: l'assassin que tu abrites, tu ne l'as jamais rencontré. Pas plus que tu n'as rencontré le mangeur de hot dogs clandestin ou celui qui rêve de viols, la nuit, dans les cimetières. Aujourd'hui, par accident mental, tu te retrouves nez à nez avec lui. Ta première attitude consiste à ne pas le croire.

– Vous n'avez aucune preuve matérielle de ce que vous avancez. Pourquoi vous croirais-je sur parole?

– Les preuves matérielles sont une chose si grossière et si bête qu'elles devraient infirmer les convictions au lieu de les consolider. En revanche, que dis-tu de ceci? Le vendredi 24 mars 1989, vers dix-sept heures, tu es arrivé chez toi à l'improviste. Isabelle n'en a pas été autrement surprise mais elle t'a trouvé bizarre. Et pour cause: c'est la première fois qu'elle rencontrait Textor Texel. C'était toi et ce n'était pas toi. Toi, tu plais aux femmes; moi pas. Tu as déplu à Isabelle ce jour-là, sans qu'elle sache pourquoi. Tu ne parlais pas, tu te contentais de la regarder avec ces yeux d'obsédé pervers qui sont les miens. Tu l'as prise dans tes bras: elle s'est dégagée de ton étreinte avec un air de dégoût. Tu as recommencé. Elle s'est éloignée pour te signifier son refus. Elle s'est assise dans le canapé et ne t'a plus regardé. Tu n'as pas supporté qu'elle ne veuille pas avoir affaire à Textor Texel. Tu es allé à la cuisine et tu as pris le plus grand des couteaux. Tu t'es approché d'elle, elle ne s'est pas méfiée. Tu l'as poignardée à plusieurs reprises. Aucune parole ne fut échangée.

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