Elle s'obligeait à rester assise dans le hall. Elle se sentait en présence d'une réalité à laquelle il lui fallait s'accrocher jusqu'au matin sous peine de perdre pied, de sombrer au plus profond d'elle et de souffrir davantage. Elle regardait le petit téléphone blanc sur le comptoir, elle aurait voulu l'entendre sonner pour que le veilleur vienne répondre. Elle entendrait sa voix, elle constaterait qu'il ne s'agissait pas d'un personnage qu'elle avait inventé cette nuit avec toute cette multitude qui l'avait traversée comme une rue.
Elle regardait le plafond, elle se trouvait moins réelle que les ampoules des spots. Elle ne pouvait espérer survivre qu'en s'arc-boutant aux objets et aux gens indubitables. Elle devait refuser d'imaginer qu'il existait peut-être quelque part une quinquagénaire, avec quatre enfants, habitant un pavillon entouré d'un collier de végétation, avec un portail repeint en vert chaque printemps par son mari qu'un travail accablant rendait chaque année plus abruti.
Elle s'est levée, elle a marché de long en large dans le hall. Elle faisait des efforts pour refouler cette femme, mais une autre luttait pour prendre sa place. Elle était célibataire, choriste, mais un physique bancal l'empêchait de devenir chanteuse. Chaque soir en rentrant, elle avait une crise de larmes, puis elle s'ouvrait une veine au-dessus du bac à douche. Quand elle se sentait prête à s'évanouir, elle comprimait la plaie avec de la gaze et du sparadrap. Le matin au réveil elle pleurait encore un peu, et elle prenait un copieux petit-déjeuner pour compenser la perte de sang de la veille. Elle ne se trouvait pas déséquilibrée, elle considérait son hémorragie quotidienne comme une soupape nécessaire. Elle en parlait parfois à des amies qui ne la détrompaient en aucune façon.
Un jour d'hiver, une extinction de voix l’a empêchée de participer à un spectacle. Elle s'esi
entaillé profondément bras et jambes, sa colère était à ce point démesurée qu'elle n'a pas senti la douleur. Elle est morte. Les traces de sang ont été lessivées avant la réfection des peintures, des sols, et le remplacement de plusieurs vitres qui s'étaient fendues un jour de vent alors que plusieurs fenêtres étaient restées ouvertes pour rafraîchir l'atmosphère étouffante d'un mois d'août.
Elle s'est assise à nouveau, essayant de fixer le porte-parapluies en face d'elle. Elle aurait voulu que pareil à des serres son regard ne lâche jamais la réalité, comme si elle était une proie indispensable à sa survie.
Elle entendait le veilleur manipuler une casserole sur son réchaud. Il allait peut-être venir lui dire d'aller se coucher au lieu de rester à moitié courbée sur une chaise. Elle monterait à sa chambre, mais elle ne ferait que s'asseoir sur le lit. Elle laisserait la lumière allumée, elle se sentirait heureuse. Dorénavant elle profiterait de son temps de vie, à chaque instant elle convoquerait le bonheur. L'angoisse ne serait plus qu'un souvenir carbonisé dont l'oubli évacuerait la suie petit à petit. Elle marcherait du matin au soir émerveillée dans les rues pleines de foule. Elle passerait la nuit assise sur un tabouret dans sa cuisine, et la blancheur des murs suffirait à illuminer sa veille. Pourtant elle périrait en s'enfonçant un couteau dans l'œil. On la retrouverait six semaines plus tard le visage recouvert d'une croûte de sang aux reflets vert-de-gris.
Sa mère lui en voudrait d'avoir attenté à ses jours, elle refuserait d'aller la voir à la morgue. Elle déchirerait ses photos, et mettrait en pièces une vieille poupée que sa fille avait traînée toute son enfance et qu'elle gardait jusqu'alors comme une relique. Le jour de son incinération, elle organiserait une petite fête dans son appartement exigu. Ses invités seraient choqués par sa haine. Elle regretterait même de ne pas l'avoir battue quand elle était gamine, et bouclée adolescente dans un placard à balais. Elle lui reprocherait cette façon inadmissible de fausser compagnie, de laisser les autres se débattre. Elle aurait voulu pouvoir se venger, lui infliger un demisiècle de vie obligatoire et sûre. Elle lui souhaiterait même la vie éternelle qui l'aurait soustraite pour toujours au repos, au mol oreiller du cercueil, à la fraîcheur de la tombe. Elle vivrait encore seize années, et jusqu'au bout elle ne pourrait se résoudre à lui pardonner. Les derniers temps elle se convertirait même à une religion qui lui promettrait l'au-delà, afin de pouvoir la traquer tout au long de l'éternité et lui faire expier son suicide à jamais. Elle mourrait en été, sa gardienne assisterait à son enterrement. Malgré les promesses qu'on lui aurait faites, sa mort ne déboucherait sur rien, et les retrouvailles avec sa fille n'auraient par conséquent jamais lieu.
Le veilleur ne faisait plus aucun bruit, il s'était peut-être endormi. Elle avait envie d'aller le voir, juste pour prendre acte de son sommeil. De toute façon, au matin il serait épuisé et il passerait une partie de la journée à dormir. Il se réveillerait en début d'après-midi, il se taperait deux ou trois fois le front contre la cloison pour être certain qu'il était bien en train d'exister. Il sortirait, silhouette rapide dans la foule plus lente à s'écouler entre les façades et la chaussée. Il ignorerait tout de son itinéraire, il échouerait parfois au fond d'une impasse et il ferait demi-tour pour s'en échapper. Il verrait l'heure dans la vitrine d'un bijoutier, il n'aurait plus qu'une vingtaine de minutes pour prendre son poste à l'hôtel. Il se mettrait à courir, il monterait dans un bus. Il demanderait son chemin au conducteur, il descendrait à l'arrêt suivant. Il marcherait, il n'aurait que cinq minutes de retard. Trente années après il accomplirait toujours le même travail, il resterait trois jours à la retraite, puis il mourrait. Il ne laisserait derrière lui ni amis, ni famille, ses meubles et ses effets iraient à la décharge, son logement serait blanchi et permettrait aux habitants de l'immeuble de disposer d'un local à vélos. Alors qu'il serait décédé depuis quinze jours, son nom serait prononcé une dernière fois par une employée d'administration qui le verrait apparaître sur son écran au milieu d'une liste d'autres fichiers obsolètes.
Elle essayait de tout immobiliser dans son cerveau, qu'aucune pensée ne vibre, aucun souvenir. Elle s'est levée, elle a senti ses neurones surexcités communiquer entre eux comme des commères. Elle a marché dans le hall, elle s'est approchée du comptoir. Elle a appelé le veilleur, elle lui a dit je me sens mal. Il lui a proposé d'appeler un médecin, elle lui a demandé un verre d'eau. Il lui a dit de remonter s'hydrater dans sa chambre.
Sa tête lui semblait lourde et grouillante. Elle est retournée s'asseoir sur la chaise. Elle avait à l'esprit la vie de tous les gens qui habitaient l'hôtel cette nuit-là, et celle de ceux qui peuplaient la rue, la ville, il lui semblait même que l'humanité entière l'habitait comme les milliards de cellules d'une maladie mortelle. Elle avait l'impression de détenir l'ensemble du passé et des sentiments qui constituaient les êtres vivant actuellement sur la planète, et ceux qui étaient morts, ceux qui vivraient bientôt, un jour, tant qu'il y aurait une forme de vie anthropomorphe.
Elle se sentait le réceptacle de l'histoire de tous ces gens, elle aurait pu raconter cette femme devenue aveugle à la suite d'un accident de voiture, et sortie quinze jours plus tard de l'hôpital au bras de son mari qui la laisserait tomber l'année suivante pour aller s'établir en célibataire dans une petite ville voisine. Elle vivrait d'une pension que lui verseraient les assurances, elle serait plus vive et plus gaie qu'avant. On aurait dit que la perte d'un sens l'avait mise définitivement de bonne humeur, et que le départ de son mari avait achevé de la rendre heureuse. Ses amies aimeraient lui rendre visite, elles ressortiraient de chez elle énergiques, prêtes à affronter leurs problèmes de couple ou d'isolement, et à lutter pour obtenir de la société une vie meilleure.