Le veilleur a fait une apparition. Il s'est promené dans le hall, ne s'intéressant qu'à ses souliers où scintillaient les lumières à chacun de ses pas. Elle aurait voulu prendre sa place, en échange d'un salaire attendre chaque nuit dans cet espace clos. Elle aurait recompté la caisse comme une gamine qui joue à la marchande, elle serait montée visiter les chambres vides et s'allonger au hasard des lits. Quand elle redescendrait, elle s'apercevrait que le hall avait été saccagé, la caisse fracturée. Elle s'enfuirait dans la ville. L'année suivante, son corps tombé de haut, brisé, anonyme, serait incinéré dans un nouveau crématorium dont elle serait la première recrue.
Elle est remontée dans sa chambre. Elle n'ouvrirait pas la fenêtre, elle n'éclaterait pas sur le trottoir. Elle essayait de contenir son cerveau afin qu'il ne se souvienne plus, qu'il n'imagine rien, qu'il devienne un fossile aux cellules minéralisées depuis plusieurs millions d'années. Elle sentait pourtant un homme se former en elle, et lui apparaître peu à peu avec ses problèmes de peau et son travail où il essayait sans succès de nouer des relations avec des clients, des collègues, des secrétaires au visage poisseux de fard. Son seul rapport avec une matière différente de la chair qui le constituait était celui qu'il entretenait avec les aliments. La nourriture lui semblait chaleureuse, bienveillante, elle le pénétrait comme une amie compatissante qui aurait voulu se nicher au creux de son estomac. Il était navré quand au terme de la digestion il était contraint de s'en séparer.
Elle ne voulait plus entendre parler de ce maniaque. Elle parvenait à l'oublier, puis il lui apparaissait à nouveau comme un djinn. Il était accompagné d'une foule composite qui le suivait en se traînant ou en caracolant devant lui comme des chevaux. Elle quittait la chambre, elle s'asseyait dans le hall. Elle appelait le veilleur, il sortait de son réduit. Elle lui disait j'attends quelqu'un, il toussait. Elle tournait autour de lui, il se repliait derrière le rideau. Elle regrettait de n'être pas chez elle, même seule assise sur son canapé devant le téléviseur. Si elle s'était trop ennuyée, elle aurait grimpé sur l'escabeau pour capturer une ombre qu'elle aurait prise pour un insecte immobile dans un angle du plafond. Et puis, elle autait peut-être entendu sonner quelqu'un qui se serait trompé d'étage et lui aurait souri en s'excusant. D'autres se seraient succédé, certains auraient échangé quelques mots avec elle avant de reprendre l'ascenseur.
Elle était aussi bien dans cet hôtel. Elle avait la sensation agréable de ne se trouver nulle part, de ne plus subir le poids des pièces de son appartement chargées d'elle, de son angoisse, de sa mémoire collante et lourde. Elle s'est assise, son regard a balayé la pièce avec l'obstination d'une caméra de surveillance. Elle aurait voulu que surgisse un couple, ou plusieurs individus isolés, et que peu à peu le hall se remplisse à ras bord d'êtres humains.
Il ne se passait rien, et le veilleur restait derrière son rideau. En elle se formaient des cohortes de personnes indifférenciables, elle se sentait pareille à un pays envahi, avec ses réfugiés qui fuient dans tous les sens la peur au ventre.
Le rideau bougeait, mais le veilleur ne faisait pas son apparition. Elle traversait le hall, elle ouvrait la porte, elle marchait sur le trottoir. Si elle le voyait arriver elle se cacherait sous un porche, elle attendrait qu'il ressorte bredouille, qu'il disparaisse furieux. Elle rentrerait chez elle se coucher, oubliant cette nuit absurde qui ne lui aurait pas apporté la moindre joie.
Le veilleur avait refermé la porte. Elle a frappé, il est venu lui ouvrir. Elle lui a demandé s'il ne s'ennuyait pas un peu, surtout vers le matin. Il ne lui a pas répondu, il est retourné dans son réduit. Elle se demandait où il allait quand il avait fini son travail, s'il avait une affreuse chambre de célibataire, ou s'il vivait avec une femme, un homme, des enfants, ou seulement un animal roublard qui le menait par le bout du nez. Elle aurait voulu qu'il bavarde, s'il lui avait raconté sa vie elle ne lui aurait rien caché de la sienne, il aurait pu rire de ses ridicules comme se repaître de ses habitudes les plus intimes.
Elle regardait la rue, elle recommençait à lui parler. Elle voulait juste savoîr à quel étage il habitait, et si ce travail le rendait heureux. Il se levait peut-être dans la nuit pour uriner, et au réveil il entrouvrait sa fenêtre pour prendre des goulées d'air frais. Son téléphone sonnait une ou deux fois par an, et on ne venait jamais le voir. Chaque mois, il visitait une tante qui lui glissait une petite somme d'argent dans la poche de son éternel manteau prune. Mais il avait pour projet de couper les ponts avec elle afin d'être absolument seul et de pouvoir juger au bout de quelques mois si ce nouvel
état lui plaisait.
Il se ferait même renvoyer volontairement de l'hôtel, il ne chercherait pas d'autre travail. Il resterait des journées entières dans sa chambre, et il s'apercevrait qu'il n'avait aucune vie intérieure. Les rares moments où il parviendrait à quitter l'état d'ennui perpétuel dans lequel il se trouverait plongé, c'est qu'il dormirait ou mangerait l'un des trois morceaux de pain dont il se nourrirait chaque jour. Il chercherait à penser, fixant le néon au-dessus du lavabo, l'armoire bancale, ou le motif du papier peint représentant des chevaux. Il mélangerait ces éléments dans sa tête sans rien obtenir du tout.
Il souffrirait d'une rage de dents, mais la douleur ne produirait qu'un phénomène marginal dans son cerveau qui n'embraserait pas assez de neurones pour faire naître une réflexion. Il penserait mettre fin à ses jours, et grâce au stress des derniers instants pousser son intelligence dans ses retranchements ultimes. Mais tout compte fait il préférerait prendre un nouvel emploi de veilleur de nuit. Il resterait des heures entières dans le clair-obscur, assis sur un inconfortable fauteuil en skaï noir. La réalité rebondirait sur son regard et son ouïe, et l'intérieur de sa tête serait vide comme si on venait à peine de la fabriquer. Il ne répondrait même plus aux clients qui lui demanderaient une chambre ou viendraient se plaindre d'une fuite. On le congédierait. À l'occasion d'une fête populaire, il mourrait cinq ans plus tard piétiné par la foule.
Elle remontait dans sa chambre. Elle se mettait au lit. Elle se demandait s'il existait un bonheur adapté à son cas. Elle se relevait, elle prenait une douche, se séchait à peine et retournait sous le drap. Elle avait froid, elle se roulait en boule devant le radiateur. Elle avait envie de redescendre et de courir dans la rue sans aucun vêtement pour voir si quelqu'un lui proposait un peignoir et une boisson chaude. Elle se redressait, elle finissait de se sécher. Quand elle est apparue à nouveau dans le hall, le veilleur discutait avec une vieille femme qui insistait pour obtenir une chambre. Il lui a proposé de somnoler là sur une chaise, il tamiserait les lumières afin qu'elle ne soit pas éblouie. Elle a refusé, elle préférait encore marcher toute la nuit plutôt que d'attraper une lombalgie. Il a disparu derrière le rideau sans lui dire au revoir. Elle a quitté l'hôtel en soupirant, chargée d'un sac d'où sortait la tête d'un chien de manchon.
Elle aurait dû la retenir. La femme lui aurait dit je cherche un endroit paisible pour mettre fin à mes jours, j'étoufferai mon chien avant pour qu'il ne souffre pas de mon absence, je ne peux pas me suicider chez moi, trop de choses me rappellent mon mari, mes enfants, la vie de famille que nous menions tous ensemble, bien sûr je pourrais continuer à vivre quelques années encore, mais je préfère devancer l'appel, avec l'âge la vie devient une véritable maladie dont chaque jour est un symptôme supplémentaire. Elle lui proposerait son petit appartement, elles s'y rendraient en taxi. Le chien serait si petit qu'elle le noierait dans une cuvette, puis elle sortirait de son sac un comprimé rouge qu'elle avalerait avec un peu d'alcool contenu dans une flasque en métal doré. Après avoir poussé un cri, elle tomberait morte sur le tapis.