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– C'est une belle pièce de gibier, dit le marquis en examinant le lièvre d'un air de connaisseur.

– Je le crois bien, dit Joseph; mais ne me faites pas trop de compliments, car c'est votre bien que je vous rapporte; j'ai tué ça sur vos terres.

– En vérité? dit le marquis, dont les yeux brillèrent de joie: eh bien! tu vois, ils prétendent tous qu'il n'y a pas de lièvres dans ma commune! Moi, je sais qu'il y en a de beaux et de bons, puisque j'en élève tous les ans plus de cinquante que je lâche en avril dans mes champs. Ça me coûte gros; mais enfin c'est agréable de trouver un lièvre dans un sillon de temps en temps.

– A qui le dites-vous?

– Eh bien! tu sais les tracasseries de mes voisins pour ces malheureux lièvres. L'un disait:-Il se ruine, il fait des folies; l'autre:-Il a perdu la tête; jamais lièvres ne multiplieront dans un terrain si sec et si pierreux; ils s'en iront tous du côté des bois. Un troisième disait: -Le marquis fournit de lièvres la table du voisin; il fait des élèves pour sa commune, mais ils iront brouter le serpolet du Theil. Jusqu'à mon garde champêtre qui me soutient effrontément n'avoir jamais vu la trace d'un lièvre sur nos guérets.

– Eh bien! qu'est-ce que c'est que ça? dit Joseph en balançant d'un air superbe son lièvre par les oreilles; est-ce un âne? est-ce une souris? Je voudrais bien que le garde champêtre et tous les voisins fussent là pour me dire si ce que je tiens là est une chouette ou un oison.

Cette aimable plaisanterie fit rire aux éclats le marquis triomphant.

– Dis-moi, Joseph, est-ce le seul lièvre que tu aies vu sur la commune?

– Ils étaient trois ensemble, répondit Joseph, sans hésiter. Je crois bien que j'en ai blessé un qui ne s'en vantera pas.

– Ils étaient trois! dit le marquis enchanté.

– Trois, qui se promenaient comme de bons bourgeois dans la Marsèche de Lourche. Il y a une mère certainement; je l'ai reconnue à sa manière de courir. Elle doit être pleine.

– Ah! jamais les lièvres ne multiplieront sur les terres du marquis! dit M. de Morand d'un air goguenard en se frottant les mains. Et dis-moi, Joseph, tu n'as pas tiré sur la mère?

– Plus souvent! je sais le respect qu'on doit à la progéniture. Ah! par exemple, nous lâcherons quelques coups de fusil à ces petits messieurs-là dans six mois, quand ils auront eu le temps d'être papas et mamans à leur tour.

– Oui, s'écria le marquis, je veux que nous fassions un dîner avec tous les voisins; et, pour les faire enrager, on n'y servira que du lièvre tué sur les terres de Morand.

– Premier service, civet de lièvre, s'écria Joseph; rôti, râbles de lapereaux; entremets, filets de lièvre en salade, pâté de lièvre, purée, hachis… Les convives seront malades de colère et d'indigestion.

En réjouissant son hôte par ces grosses facéties, Joseph arriva avec lui au château. Le dîner fut bientôt prêt. Le fameux lièvre, qui peut-être avait passé son innocente vie à six lieues des terres du marquis, fut trouvé par lui savoureux et plein d'un goût de terroir qu'il prétendait reconnaître. Le marquis s'égaya de plus en plus à table, et quand il en sortit il était tout à fait bon homme et disposé à l'expansion. Joseph s'était observé, et tout en feignant de boire souvent, il avait ménagé son cerveau. Il fit alors en lui-même une récapitulation du plan territorial de Morand. Élevé dans les environs, habitué depuis l'enfance à poursuivre le gibier le long des haies du voisinage, il connaissait parfaitement la topographie des terres héréditaires de Morand et celle des propriétés de même genre apportées en dot par sa femme. Il choisit en lui-même le plus beau champ parmi ces dernières, et pria le marquis de l'y conduire sans rien laisser soupçonner de son intention. «On m'a dit que vous aviez planté cela d'une manière splendide; si ce n'est pas abuser de votre complaisance, allons un peu de ce côté-là.»

Le marquis fut charmé de la proposition; rien ne pouvait le flatter plus que d'avoir à montrer ses travaux agricoles. Ils se mirent donc en route. Chemin faisant, Joseph s'arrêta sur le bord d'une traîne comme frappé d'admiration. «Tudieu! quelle luzerne! s'écria-t-il, est-ce de la luzerne, voisin? Quel diable de fourrage est-ce là? c'est vigoureux comme une forêt, et bientôt on s'y promènera à couvert du soleil.»

– Ah! dit le marquis, je suis bien aise que tu voies cela. Je te prie d'en parler un peu dans le pays: c'est une expérience que j'ai faite, un nouveau fourrage essayé pour la première fois dans nos terres.

– Comme cela, s'appelle-t-il?

– Ah! ma foi, je ne saurais pas te dire; cela a un nom anglais ou irlandais que je ne peux jamais me rappeler. La société d'agriculture de Paris envoie tous les ans à notre société départementale (dont tu sais que je suis le doyen) différentes sortes de graines étrangères. Ça ne réussit pas dans toutes les mains.

– Mais dans les vôtres, voisin, il paraît que ça prospère. Il faut convenir qu'il n'y a peut-être pas deux cultivateurs en France qui sachent comme vous retourner une terre et lui faire produire ce qu'il vous plaît d'y semer. Vous êtes pour les prairies artificielles, n'est-ce pas?

– Je dis, mon enfant, qu'il n'y a que ça, et que celui qui voudra avoir du bétail un peu présentable dans notre pays ne pourra jamais en venir à bout sans les regains. Nous avons trop peu de terrain à mettre en pré, vois-tu; il ne faut pas se dissimuler que nous sommes secs comme l'Arabie. Ça aura de la peine à prendre: le paysan est entêté et ne veut pas entendre parler de changer la vieille coutume. Cependant ils commencent à en revenir un peu.

– Parbleu! je le crois bien; quand on voit au marché des boeufs comme les vôtres, on est forcé d'y faire attention. Pour moi, c'est une chose qui m'a toujours tourmenté l'esprit. L'autre jour encore j'en ai vu passer une paire qui allait à Berthenoux, et je me disais: Que diable leur fait-il manger pour leur donner cette graisse, et ce poil, et cette mine!

– Eh bien! veux-tu que je te dise une chose? Tu vois cette luzerne anglaise, cela m'a rapporté vingt charrois de fourrage l'année dernière.

– Vingt charrois là-dedans! Votre parole d'honneur, voisin?

– Foi de marquis?

– C'est prodigieux! Vous me vendrez six boisseaux de cette graine-là, marquis; je veux la faire essayer dans mon petit domaine de Granières.

– Je te les donnerai, et je t'apprendrai la manière de t'en servir.

– Dites-moi, voisin, qu'est-ce qu'il y avait dans cette terre-là auparavant?

– Rien du tout, du mauvais blé. C'était cultivé par ces vieux Morins, les anciens métayers du père de ma femme, de braves gens, mais bornés. J'ai changé tout cela.

Joseph allongea sa figure de deux pouces, et, prenant un air étrangement mélancolique, «C'est une jolie prairie, dit-il; ce serait dommage qu'elle changeât de maître!»

Cette parole tira subitement le marquis de sa béatitude: il tressaillit.

– Est-ce que tu crois, dit-il après un instant de silence, qu'il y aurait quelqu'un d'assez hardi pour me chercher chicane sur quoi que ce soit?

– Je connais bien des gens, répondit Joseph, qui se ruineraient en procès pour avoir seulement un lambeau d'une propriété comme la vôtre.

Cette réponse rassura le marquis. Il crut que Joseph avait fait une réflexion générale, et, ayant escaladé pesamment un échalier, il s'enfonça avec lui dans les buissons touffus d'un pâturage.

– Je n'aime pas cela, dit-il en frappant du pied la terre vierge de culture où depuis un temps immémorial les troupeaux broutaient l'aubépine et le serpolet; je n'aime pas le terrain que l'on ne travaille pas. Les métayers ne veulent pas sacrifier les pâturages, parce que cela leur épargne la peine de soigner leurs boeufs à l'étable. Moi, je n'aime pas ces champs d'épines et de ronces où les moutons laissent plus de laine qu'ils ne trouvent de pâture. J'ai déjà mis la moitié de celui-ci en froment, et l'année prochaine je vous ferai retourner le reste. Les métayers diront ce qu'ils voudront, il faudra bien qu'ils m'obéissent.

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