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«Je viens vous demander un moment d'entretien,» répondit André d'un air froid et craintif. C'était la première fois qu'il essayait d'avoir une explication avec son père. Le marquis fut si surpris qu'il leva les yeux et toisa André de la tête aux pieds. Il pressentit en un instant le sujet de cette démarche, et la colère s'alluma dans ses veines avant que son fils eût dit un mot. Tous deux gardèrent le silence, puis le marquis s'écria: «Allons, tonnerre de Dieu! êtes-vous venu ici pour me regarder le blanc des yeux? Parlez, ou allez-vous-en.»

– Je parlerai, mon père, dit André, à qui le sentiment de l'offense donnait un peu de courage. Je viens vous déclarer que je suis amoureux de Geneviève la fleuriste, et que mon intention est de l'épouser, si vous voulez bien m'accorder votre consentement…

– Et si je ne l'accorde pas, s'écria le marquis en se contenant un peu, que ferez-vous?

– J'essaierai de vous fléchir; et si je ne le peux pas…

– Eh bien?

André resta deux minutes sans répondre. Les yeux étincelants de son père le tenaient en arrêt comme le lièvre fasciné sous le regard du chien de chasse.

– Eh bien! monsieur l'épouseur de filles, dit le marquis d'un ton moqueur et méprisant, que ferez-vous si je vous défends de mettre les pieds hors de la maison d'ici à un an?

– Je désobéirai à mon père, répondit André en s'animant, car mon père aura agi avec moi d'une manière injuste et insensée.

Rien au monde ne pouvait irriter le marquis plus que les paroles et le maintien de son fils. Un caractère plus hardi et plus souple aurait su flatter cet orgueil impérieux et brutal; mais André n'avait pas le courage de caresser un animal si rude. Tout ce qu'il pouvait, c'était de faire bonne contenance devant lui et de ne pas s'abandonner à la tentation de fuir son aspect terrifiant.

«Ah! nous y voilà! dit le marquis en grinçant des dents et en se frottant les mains: voilà où nous devions en venir! Eh bien! qu'il en arrive ce qu'il plaira à Dieu; pleurez, maigrissez, mourez; aussi bien les sots comme vous ne sont pas dignes de vivre; mais certainement, vous n'aurez pas mon consentement. Vous attendrez ma mort si vous voulez; je n'ai pas encore envie d'en finir pour vous laisser la liberté d'épouser une…»

André fit un mouvement pour sortir afin de ne pas entendre injurier Geneviève. Le marquis le retint par le bras et le força d'écouter un déluge de menaces et d'imprécations. Il fit entrer dans ce sermon très-peu chrétien une espèce de récrimination sentimentale à sa manière. Il lui reprocha tous les bienfaits de sa tendresse, et lui présenta comme des preuves d'une adorable sollicitude les soins vulgaires qu'impose à tous les hommes le plus simple sentiment des devoirs de la paternité. Il le fit en des termes qui eussent rendu son discours aussi bouffon qu'il espérait le rendre pathétique, si André eût été capable d'avoir une pensée plaisante en cet instant. «Quand vous êtes venu au monde, lui dit-il, vous étiez si chétif et si laid, que pas une femme de la commune ne voulut vous prendre en nourrice: c'était une trop grande responsabilité que de se charger de vous. Je trouvai enfin une pauvre misérable à la Chassaigne qui offrit de vous emporter; mais quand je vous vis dans son tablier, pauvre araignée, je craignis que le soleil ne vous fit fondre dans le trajet, et je vous tirai de là pour vous jeter sur mon propre lit. Alors je fis venir ma plus belle chèvre, une chèvre de deux ans qui venait de mettre bas pour la première fois, et je vous la donnai pour nourrice. Je fis tuer les chevreaux et je les mangeai, et pourtant c'étaient deux beaux chevreaux! tout le monde avait regret de voir deux élèves d'une si bonne race aller à la boucherie; mais je ne reculai devant aucun sacrifice pour sauver cet avorton qui ne devait cependant me donner que des chagrins. Je vous gardai à la maison pendant les années où un enfant est le plus désagréable. Je me résignai à entendre les criailleries de maillot, que je déteste; vous n'avez pas fait une dent sans que j'aie donné un mouchoir ou un tablier à la servante qui prenait soin de vous. C'était, ma foi, une belle fille! je n'avais pas choisi la plus laide du pays, et je la payais cher! je voulais qu'on n'eût pas à me reprocher d'avoir négligé quelque chose pour ce fils malingre qui me causait tant d'embarras et qui devait ne m'être jamais bon à rien. Combien de fois ne me suis-je pas levé au milieu de la nuit pour vous préparer des breuvages quand on venait me dire que vous aviez des convulsions!»

André aurait pu trouver à toutes ces grandes actions de son père des explications fort prosaïques. Sans parler des petits cadeaux à la servante qui, dans le pays, n'étaient pas uniquement attribués à la tendresse paternelle, il aurait pu se rappeler aussi que le marquis avait coutume de passer les nuits dans la plus grande agitation quand un de ses bestiaux était malade; et, quant aux fameux breuvages qu'il préparait lui-même et pareils en tout à ceux qu'il distribuait largement à ses boeufs de travail, André avait souvent fait, dans son enfance, le rude essai de ses forces contre l'énergie de ces potions diaboliques.

Mais André était si bon et si doux qu'il fut un instant ému et persuadé par ces grossières démonstrations d'amitié. Le marquis l'observait attentivement, tout en poursuivant sa déclamation.

Il vit sur son visage des traces d'attendrissement, et, empressé de ressaisir son empire, il en profita pour frapper les derniers coups. Mais il le fit d'une façon maladroite. Il se risqua à vouloir couvrir d'infamie la conduite de Geneviève, à la présenter comme une intrigante qui tâchait d'envahir le coeur et la fortune d'un enfant crédule. André retrouva, comme par enchantement, le peu de forces qu'il avait apportées à cet entretien. Il sortit en déclarant à son père qu'il appellerait à son secours la justice, le bon sens et les lois, s'il le fallait. Avec une résistance plus patiente et plus ménagée, il aurait pu vaincre l'obstination du marquis; mais André craignait trop la fatigue du coeur et de l'esprit pour entreprendre une lutte quelconque.

Joseph vint à sa rencontre sur l'escalier et lui dit: «J'ai entendu le commencement et la fin de la querelle. Cela s'est passé comme je m'y attendais. Le char à bancs est prêt; partons.»

Ils partirent si lestement que le marquis n'eut pas le temps de s'en apercevoir. Joseph, enchanté de faire un coup de tête, fouettait son cheval en riant aux éclats; et André, tout tremblant, songeait à la première journée qu'il avait passée avec Geneviève au Château Fondu, et qu'il avait conquise par une fuite pareille.

Ils trouvèrent la patache, inclinée sur son brancard, à la porte d'un cabaret, dans un petit village de la Marche. Il ne faisait pas encore jour. Le conducteur savourait un cruchon de vin du pays, acide comme du vinaigre, et qu'il préférait fièrement à celui des meilleurs crus. Joseph et André jetèrent un regard empressé autour de la salle, qu'éclairait faiblement la lueur d'un maigre foyer. Ils aperçurent Geneviève assise dans un coin, la tête appuyée sur ses mains et le corps penché sur une table. André la reconnut à son petit châle violet, qu'elle avait serré autour d'elle pour se préserver du froid du matin, et à une mèche de cheveux noirs qui s'échappait de son bonnet et qui brillait sur sa main comme une larme. Succombant à la fatigue d'une nuit de cahots, la pauvre enfant dormait dans une attitude de résignation si douce et si naïve qu'André sentit son coeur se briser d'attendrissement. Il s'élança et la serra dans ses bras en la couvrant de baisers et de sanglots. Geneviève s'éveilla en criant, crut rêver, et s'abandonna aux caresses de son amant, tandis que Joseph, ému péniblement, leur tourna le dos, et, dans sa colère, donna un grand coup de pied au chat qui dormait sur la cendre du foyer.

Geneviève voulait résister et poursuivre sa route. André appela Joseph à son secours et le conjura d'attester la fermeté de sa conduite envers son père. Le bon Joseph imposa silence à sa mauvaise humeur et exagéra la bravoure et les grandes résolutions d'André. Geneviève avait bien envie de se laisser persuader. On tint conseil. On donna pour boire au conducteur afin qu'il attendit une heure de plus, ce qui fut d'autant plus facile que Geneviève était le seul voyageur de la patache.

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