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C'était la première fois de sa vie que Geneviève montait sur un cheval. Celui de Joseph était vigoureux; mais, peu accoutumé à un double fardeau, il bondissait dans l'espoir de s'en débarrasser.

«Tenez-moi bien!» criait Joseph.

Geneviève ne songeait pas à avoir peur. En toute autre circonstance, rien au monde ne l'eut déterminée à une semblable témérité. Courir les chemins la nuit, seule avec un libertin avéré comme l'était Joseph, c'était une chose aussi contraire à ses habitudes qu'à son caractère; mais elle ne pensait à rien de tout cela. Elle serrait son bras autour de son cavalier, sans se soucier qu'il fût un homme, et se sentait emportée dans les ténèbres sans savoir si elle était enlevée par un cheval ou par le vent de la nuit.

«Voulez-vous que nous prenions le plus court? lui dit Joseph.

– Certainement, répondit-elle.

– Mais le chemin n'est pas bon: la rivière sera un peu haute, je vous en avertis. Vous n'aurez pas peur?

– Non, dit Geneviève. Prenons le plus court.

– Cette diable de petite fille n'a peur de rien, se dit Joseph, pas même de moi. Heureusement que la situation d'André m'ôte l'envie de rire, et que d'ailleurs mon amitié pour lui…

– Que dites-vous donc? il me semble que vous parlez tout seul, lui demanda Geneviève.

– Je dis que le chemin est mauvais, répondit Joseph, et que si je tombais, vous seriez obligée de tomber aussi.

– Dieu nous protégera, dit Geneviève avec ferveur, nous sommes déjà assez malheureux.

– Il faut que j'aie bien de l'amitié pour vous, reprit Joseph au bout d'un instant, pour avoir chargé de deux personnes le dos de ce pauvre François; savez-vous que la course est longue! et j'aimerais mieux aller toute ma vie à pied que de surmener François.

– Il s'appelle François? dit Geneviève préoccupée; il va bien doucement.

– Oh! diable! patience! patience! nous voici au gué. Tenez-moi bien et relevez un peu vos pieds; je crois que la rivière sera forte.

François s'avança dans l'eau avec précaution, mais quand il fut arrivé vers le milieu de la rivière, il s'arrêta, et, se sentant trop embarrassé de ses deux cavaliers pour garder l'équilibre sur les pierres mouvantes, il refusa d'aller plus avant. L'eau montait déjà presque aux genoux de Joseph, et Geneviève avait bien de la peine à préserver ses petits pieds.

«Diable! dit Joseph, je ne sais si nous pourrons traverser; François commence à perdre pied, et le brave garçon n'ose pas se mettre à la nage à cause de vous.

– Donnez-lui de l'éperon, dit Geneviève.

– Cela vous plaît à dire! un cheval chargé de deux personnes ne peut guère nager: si j'étais seul, je serais déjà à l'autre bord; mais avec vous je ne sais que faire. Il fait terriblement nuit; je crains de prendre sur la droite et d'aller tomber dans la prise d'eau, ou de me jeter trop sur la gauche et d'aller donner contre l'écluse. Il est vrai que François n'est pas une bête et qu'il saura peut-être se diriger tout seul.

– Tenez, dit Geneviève, Dieu veille sur nous: voici la lune qui parait entre les buissons et qui nous montre le chemin; suivez cette ligne blanche qu'elle trace sur l'eau.

– Je ne m'y fie pas; c'est de la vapeur et non de la vraie lumière. Ah ça! prenez garde à vous.

Il donna de l'éperon à François, qui, après quelque hésitation, se mit à la nage et gagna un endroit moins profond où il prit pied de nouveau; mais il fit de nouvelles difficultés pour aller plus loin, et Joseph s'aperçut qu'il avait perdu le gué.

«Le diable sait où nous sommes, dit-il; pour, moi, je ne m'en doute guère, et je ne vois pas où nous pourrons aborder.

– Allons tout droit, dit Geneviève.

– Tout droit? la rive a cinq pieds de haut; et si François s'engage dans les joncs qui sont par là, je ne sais où, nous sommes perdus tous les trois. Ces diables d'herbes nous prendront comme dans un filet, et vous aurez beau savoir tous leurs noms en latin, mademoiselle Geneviève, nous n'en serons pas moins pâture à écrevisses.

– Retournons en arrière, dit Geneviève.

– Cela ne vaudra pas mieux, dit Joseph. Que voulez-vous faire au milieu de ce brouillard? Je vous vois comme en plein jour, et à deux pieds plus loin, votre serviteur; il n y a plus moyen de savoir si c'est du sable ou de l'écume.

En parlant, Joseph se retourna vers Geneviève et vit distinctement sa jambe, qu'à son insu elle avait mise à découvert en relevant sa robe pour ne pas se mouiller. Cette petite jambe, admirablement modelée et toujours chaussée avec un si grand soin, vint se mettre en travers dans l'imagination de Joseph avec toutes ses perplexités, et, en la regardant, il oublia entièrement qu'il avait lui-même les jambes dans l'eau et qu'il était en grand danger de se noyer au premier mouvement que ferait son cheval.

«Allons donc, dit Geneviève, il faut prendre un parti; il ne fait pas chaud ici.

– Il ne fait pas froid, dit Joseph.

– Mais il se fait tard. André meurt peut-être! Joseph, avançons et recommandons-nous à Dieu, mon ami.

Ces paroles mirent une étrange confusion dans l'esprit de Joseph: l'idée de son ami mourant, les expressions affectueuses de Geneviève et l'image de cette jolie jambe se croisaient singulièrement dans son cerveau.

«Allons, dit-il enfin, donnez-moi une poignée de main, Geneviève; et si un de nous seulement en réchappe, qu'il parle de l'autre quelquefois avec André.

Geneviève lui serra la main, et, laissant retomber sa robe, elle frappa elle-même du talon le flanc de sa monture. François se remit courageusement à la nage, avança jusqu'à une éminence et, au lieu de continuer, revint sur ses pas.

«Il cherche le chemin, il voit qu'il s'est trompé, dit Joseph. Laissons-le faire, il a la bride sur le cou.»

Après quelques incertitudes, François retrouva le gué et parvint glorieusement au rivage.

«Excellente bête!» s'écria Joseph; puis, se retournant un peu, il étouffa une espèce du soupir en voyant la jupe de Geneviève retomber jusqu'à sa cheville, et il ne put s'empêcher de murmurer entre ses dents: «Ah! cette petite jambe!

– Qu'est-ce que vous dites? demanda l'ingénue jeune fille.

– Je dis que François a de fameuses jambes, répondit Joseph.

– Et que la Providence veillait sur nous, reprit Geneviève avec un accent si sincère et si pieux que Joseph se retourna tout à fait; et, en voyant son regard inspiré, son visage pâle et presque angélique, il n'osa plus penser à sa jambe et sentit comme une espèce de remords de l'avoir tant remarquée en un semblable moment.

Ils arrivèrent sans autre accident à la métairie où Joseph voulait laisser Geneviève. Cette métairie lui appartenait, et il croyait être sûr de la discrétion de ses métayers; mais Geneviève ne put se décider à affronter leurs regards et leurs questions. Elle pria Joseph de la déposer sur le bord du chemin, à un quart de lieue du château.

«C'est impossible, lui dit-il. Que ferez-vous seule ici? vous aurez peur et vous mourrez de froid.

– Non, répondit-elle; donnez-moi votre manteau. J'irai m'asseoir là-bas, sous le porche de Saint-Sylvain, et je vous attendrai.

– Dans cette chapelle abandonnée? vous serez piquée par les vipères; vous rencontrerez quelque sorcier, quelque meneur de loups!

– Allons, Joseph, est-ce le moment de plaisanter?

– Ma foi! je ne plaisante pas. Je ne crois guère au diable; mais je crois à ces voleurs de bestiaux qui font le métier de fantômes la nuit dans les pâturages. Ces gens-là n'aiment pas les témoins et les maltraitent quand ils ne peuvent pas les effrayer.

– Ne craignez rien pour moi, Joseph; je me cacherai d'eux comme ils se cacheront de moi. Allez! et pour l'amour de Dieu, revenez vite me dire ce qu'il a.

Elle sauta légèrement à terre, prit le manteau de Joseph sur son épaule et s'enfonça dans les longues herbes du pâturage.

«Drôle de fille! se dit Joseph en la regardant fuir comme une ombre vers la chapelle. Qui est-ce qui l'aurait jamais crue capable de tout cela? Henriette le ferait certainement pour moi, mais elle ne le ferait pas de même. Elle aurait peur, elle crierait à propos de tout; elle serait ennuyeuse à périr… elle l'est déjà passablement.»

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