Or, ce plaisir, qui en accomplissant mon désir m'eût délivré de cette rêverie, et que j'eusse tout aussi volontiers cherché en n'importe quelle autre jolie femme, si l'on m'avait demandé sur quoi-au cours de ce bavardage interminable où je taisais à Albertine la seule chose à laquelle je pensasse-se basait mon hypothèse optimiste au sujet des complaisances possibles, j'aurais peut-être répondu que cette hypothèse était due (tandis que les traits oubliés de la voix d'Albertine redessinaient pour moi le contour de sa personnalité) à l'apparition de certains mots qui ne faisaient pas partie de son vocabulaire, au moins dans l'acception qu'elle leur donnait maintenant. Comme elle me disait qu'Elstir était bête et que je me récriais:
– Vous ne me comprenez pas, répliqua-t-elle en souriant, je veux dire qu'il a été bête en cette circonstance, mais je sais parfaitement que c'est quelqu'un de tout à fait distingué.
De même pour dire du golf de Fontainebleau qu'il était élégant, elle déclara:
– C'est tout à fait une sélection.
A propos d'un duel que j'avais eu, elle me dit de mes témoins: «Ce sont des témoins de choix», et regardant ma figure avoua qu'elle aimerait me voir «porter la moustache». Elle alla même, et mes chances me parurent alors très grandes, jusqu'à prononcer, terme que, je l'eusse juré, elle ignorait l'année précédente, que depuis qu'elle avait vu Gisèle il s'était passé un certain «laps de temps». Ce n'est pas qu'Albertine ne possédât déjà quand j'étais à Balbec un lot très sortable de ces expressions qui décèlent immédiatement qu'on est issu d'une famille aisée, et que d'année en année une mère abandonne à sa fille comme elle lui donne au fur et à mesure qu'elle grandit, dans les circonstances importantes, ses propres bijoux. On avait senti qu'Albertine avait cessé d'être une petite enfant quand un jour, pour remercier d'un cadeau qu'une étrangère lui avait fait, elle avait répondu: «Je suis confuse.» Mme Bontemps n'avait pu s'empêcher de regarder son mari, qui avait répondu:
– Dame, elle va sur ses quatorze ans.
La nubilité plus accentuée s'était marquée quand Albertine, parlant d'une jeune fille qui avait mauvaise façon, avait dit: «On ne peut même pas distinguer si elle est jolie, elle a un pied de rouge sur la figure.» Enfin, quoique jeune fille encore, elle prenait déjà des façons de femme de son milieu et de son rang en disant, si quelqu'un faisait des grimaces: «Je ne peux pas le voir parce que j'ai envie d'en faire aussi», ou si on s'amusait à des imitations: «Le plus drôle, quand vous la contrefaites, c'est que vous lui ressemblez.» Tout cela est tiré du trésor social. Mais justement le milieu d'Albertine ne me paraissait pas pouvoir lui fournir «distingué» dans le sens où mon père disait de tel de ses collègues qu'il ne connaissait pas encore et dont on lui vantait la grande intelligence: «Il paraît que c'est quelqu'un de tout à fait distingué.» «Sélection», même pour le golf, me parut aussi incompatible avec la famille Simonet qu'il le serait, accompagné de l'adjectif «naturel», avec un texte antérieur de plusieurs siècles aux travaux de Darwin. «Laps de temps» me sembla de meilleur augure encore. Enfin m'apparut l'évidence de bouleversements que je ne connaissais pas mais propres à autoriser pour moi toutes les espérances, quand Albertine me dit, avec la satisfaction d'une personne dont l'opinion n'est pas indifférente:
– C'est, à mon sens, ce qui pouvait arriver de mieux… J'estime que c'est la meilleure solution, la solution élégante.
C'était si nouveau, si visiblement une alluvion laissant soupçonner de si capricieux détours à travers des terrains jadis inconnus d'elle que, dès les mots «à mon sens», j'attirai Albertine, et à «j'estime» je l'assis sur mon lit.
Sans doute il arrive que des femmes peu cultivées, épousant un homme fort lettré, reçoivent dans leur apport dotal de telles expressions. Et peu après la métamorphose qui suit la nuit de noces, quand elles font leurs visites et sont réservées avec leurs anciennes amies, on remarque avec étonnement qu'elles sont devenues femmes si, en décrétant qu'une personne est intelligente, elles mettent deux l au mot intelligente; mais cela est justement le signe d'un changement, et il me semblait qu'il y avait un monde entre les expressions actuelles et le vocabulaire de l'Albertine que j'avais connue à Balbec-celui où les plus grandes hardiesses étaient de dire d'une personne bizarre: «C'est un type», ou, si on proposait à Albertine de jouer: «Je n'ai pas d'argent à perdre», ou encore, si telle de ses amies lui faisait un reproche qu'elle ne trouvait pas justifié: «Ah! vraiment, je te trouve magnifique!», phrases dictées dans ces cas-là par une sorte de tradition bourgeoise presque aussi ancienne que le Magnificat lui-même, et qu'une jeune fille un peu en colère et sûre de son droit emploie ce qu'on appelle «tout naturellement», c'est-à-dire parce qu'elle les a apprises de sa mère comme à faire sa prière ou à saluer. Toutes celles-là, Mme Bontemps les lui avait apprises en même temps que la haine des Juifs et que l'estime pour le noir où on est toujours convenable et comme il faut, même sans que Mme Bontemps le lui eût formellement enseigné, mais comme se modèle au gazouillement des parents chardonnerets celui des petits chardonnerets récemment nés, de sorte qu'ils deviennent de vrais chardonnerets eux-mêmes. Malgré tout, «sélection» me parut allogène et «j'estime» encourageant. Albertine n'était plus la même, donc elle n'agirait peut-être pas, ne réagirait pas de même.
Non seulement je n'avais plus d'amour pour elle, mais je n'avais même, plus à craindre, comme j'aurais pu à Balbec, de briser en elle une amitié pour moi qui n'existait plus. Il n'y avait aucun doute que je lui fusse depuis longtemps devenu fort indifférent. Je me rendais compte que pour elle je ne faisais plus du tout partie de la «petite bande» à laquelle j'avais autrefois tant cherché, et j'avais ensuite été si heureux de réussir à être agrégé. Puis comme elle n'avait même plus, comme à Balbec, un air de franchise et de bonté, je n'éprouvais pas de grands scrupules; pourtant je crois que ce qui me décida fut une dernière découverte philologique. Comme, continuant à ajouter un nouvel anneau à la chaîne extérieure de propos sous laquelle je cachais mon désir intime, je parlais, tout en ayant maintenant Albertine au coin de mon lit, d'une des filles de la petite bande, plus menue que les autres, mais que je trouvais tout de même assez jolie: «Oui, me répondit Albertine, elle a l'air d'une petite mousmé.» De toute évidence, quand j'avais connu Albertine, le mot de «mousmé» lui était inconnu. Il est vraisemblable que, si les choses eussent suivi leur cours normal, elle ne l'eût jamais appris, et je n'y aurais vu pour ma part aucun inconvénient car nul n'est plus horripilant. A l'entendre on se sent le même mal de dents que si on a mis un trop gros morceau de glace dans sa bouche. Mais chez Albertine, jolie comme elle était, même «mousmé» ne pouvait m'être déplaisant. En revanche, il me parut révélateur sinon d'une initiation extérieure, au moins d'une évolution interne. Malheureusement il était l'heure où il eût fallu que je lui dise au revoir si je voulais qu'elle rentrât à temps pour son dîner et aussi que je me levasse assez tôt pour le mien. C'était Françoise qui le préparait, elle n'aimait pas qu'il attendît et devait déjà trouver contraire à un des articles de son code qu'Albertine, en l'absence de mes parents, m'eût fait une visite aussi prolongée et qui allait tout mettre en retard. Mais, devant «mousmé», ces raisons tombèrent et je me hâtai de dire:
– Imaginez-vous que je ne suis pas chatouilleux du tout, vous pourriez me chatouiller pendant une heure que je ne le sentirais même pas.
– Vraiment!
– Je vous assure.
Elle comprit sans doute que c'était l'expression maladroite d'un désir, car comme quelqu'un qui vous offre une recommandation que vous n'osiez pas solliciter, mais dont vos paroles lui ont prouvé qu'elle pouvait vous être utile: