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C'est ainsi que le prince de Faffenheim avait été amené à venir voir Mme de Villeparisis. Ma profonde désillusion eut lieu quand il parla. Je n'avais pas songé que, si une époque a des traits particuliers et généraux plus forts qu'une nationalité, de sorte que, dans un dictionnaire illustré où l'on donne jusqu'au portrait authentique de Minerve, Leibniz avec sa perruque et sa fraise diffère peu de Marivaux ou de Samuel Bernard, une nationalité a des traits particuliers plus forts qu'une caste. Or ils se traduisirent devant moi, non par un discours où je croyais d'avance que j'entendrais le frôlement des elfes et la danse des Kobolds, mais par une transposition qui ne certifiait pas moins cette poétique origine: le fait qu'en s'inclinant, petit, rouge et ventru, devant Mme de Villeparisis, le Rhingrave lui dit: «Ponchour, Matame la marquise» avec le même accent qu'un concierge alsacien.

– Vous ne voulez pas que je vous donne une tasse de thé ou un peu de tarte, elle est très bonne, me dit Mme de Guermantes, désireuse d'avoir été aussi aimable que possible. Je fais les honneurs de cette maison comme si c'était la mienne, ajouta-t-elle sur un ton ironique qui donnait quelque chose d'un peu guttural à sa voix, comme si elle avait étouffé un rire rauque.

– Monsieur, dit Mme de Villeparisis à M. de Norpois, vous penserez tout à l'heure que vous avez quelque chose à dire au prince au sujet de l'Académie?

Mme de Guermantes baissa les yeux, fit faire un quart de cercle à son poignet pour regarder l'heure.

– Oh! mon Dieu; il est temps que je dise au revoir à ma tante, si je dois encore passer chez Mme de Saint-Ferréol, et je dîne chez Mme Leroi.

Et elle se leva sans me dire adieu. Elle venait d'apercevoir Mme Swann, qui parut assez gênée de me rencontrer. Elle se rappelait sans doute qu'avant personne elle m'avait dit être convaincue de l'innocence de Dreyfus.

– Je ne veux pas que ma mère me présente à Mme Swann, me dit Saint-Loup. C'est une ancienne grue. Son mari est juif et elle nous le fait au nationalisme. Tiens, voici mon oncle Palamède.

La présence de Mme Swann avait pour moi un intérêt particulier dû à un fait qui s'était produit quelques jours auparavant, et qu'il est nécessaire de relater à cause des conséquences qu'il devait avoir beaucoup plus tard, et qu'on suivra dans leur détail quand le moment sera venu. Donc, quelques jours avant cette visite, j'en avais reçu une à laquelle je ne m'attendais guère, celle de Charles Morel, le fils, inconnu de moi, de l'ancien valet de chambre de mon grand-oncle. Ce grand-oncle (celui chez lequel j'avais vu la dame en rose) était mort l'année précédente. Son valet de chambre avait manifesté à plusieurs reprises l'intention de venir me voir; je ne savais pas le but de sa visite, mais je l'aurais vu volontiers car j'avais appris par Françoise qu'il avait gardé un vrai culte pour la mémoire de mon oncle et faisait, à chaque occasion, le pèlerinage du cimetière. Mais obligé d'aller se soigner dans son pays, et comptant y rester longtemps, il me déléguait son fils. Je fus surpris de voir entrer un beau garçon de dix-huit ans, habillé plutôt richement qu'avec goût, mais qui pourtant avait l'air de tout, excepté d'un valet de chambre. Il tint du reste, dès l'abord, à couper le câble avec la domesticité d'où il sortait, en m'apprenant avec un sourire satisfait qu'il était premier prix du Conservatoire. Le but de sa visite était celui-ci: son père avait, parmi les souvenirs de mon oncle Adolphe, mis de côté certains qu'il avait jugé inconvenant d'envoyer à mes parents, mais qui, pensait-il, étaient de nature à intéresser un jeune homme de mon âge. C'étaient les photographies des actrices célèbres, des grandes cocottes que mon oncle avait connues, les dernières images de cette vie de vieux viveur qu'il séparait, par une cloison étanche, de sa vie de famille. Tandis que le jeune Morel me les montrait, je me rendis compte qu'il affectait de me parler comme à un égal. Il avait à dire «vous», et le moins souvent possible «Monsieur», le plaisir de quelqu'un dont le père n'avait jamais employé, en s'adressant à mes parents, que la «troisième personne». Presque toutes les photographies portaient une dédicace telle que: «A mon meilleur ami». Une actrice plus ingrate et plus avisée avait écrit: «Au meilleur des amis», ce qui lui permettait, m'a-t-on assuré, de dire que mon oncle n'était nullement, et à beaucoup près, son meilleur ami, mais l'ami qui lui avait rendu le plus de petits services, l'ami dont elle se servait, un excellent homme, presque une vieille bête. Le jeune Morel avait beau chercher à s'évader de ses origines, on sentait que l'ombre de mon oncle Adolphe, vénérable et démesurée aux yeux du vieux valet de chambre, n'avait cessé de planer, presque sacrée, sur l'enfance et la jeunesse du fils. Pendant que je regardais les photographies, Charles Morel examinait ma chambre. Et comme je cherchais où je pourrais les serrer: «Mais comment se fait-il, me dit-il (d'un ton où le reproche n'avait pas besoin de s'exprimer tant il était dans les paroles mêmes), que je n'en voie pas une seule de votre oncle dans votre chambre?» Je sentis le rouge me monter au visage, et balbutiai: «Mais je crois que je n'en ai pas.-Comment, vous n'avez pas une seule photographie de votre oncle Adolphe qui vous aimait tant! Je vous en enverrai une que je prendrai dans les quantités qu'a mon paternel, et j'espère que vous l'installerez à la place d'honneur, au-dessus de cette commode qui vous vient justement de votre oncle.» Il est vrai que, comme je n'avais même pas une photographie de mon père ou de ma mère dans ma chambre, il n'y avait rien de si choquant à ce qu'il ne s'en trouvât pas de mon oncle Adolphe. Mais il n'était pas difficile de deviner que pour Morel, lequel avait enseigné cette manière de voir à son fils, mon oncle était le personnage important de la famille, duquel mes parents tiraient seulement un éclat amoindri. J'étais plus en faveur parce que mon oncle disait tous les jours que je serais une espèce de Racine, de Vaulabelle, et Morel me considérait à peu près comme un fils adoptif, comme un enfant d'élection de mon oncle. Je me rendis vite compte que le fils de Morel était très «arriviste». Ainsi, ce jour-là, il me demanda, étant un peu compositeur aussi, et capable de mettre quelques vers en musique, si je ne connaissais pas de poète ayant une situation importante dans le monde «aristo». Je lui en citai un. Il ne connaissait pas les oeuvres de ce poète et n'avait jamais entendu son nom, qu'il prit en note. Or je sus que peu après il avait écrit à ce poète pour lui dire qu'admirateur fanatique de ses oeuvres, il avait fait de la musique sur un sonnet de lui et serait heureux que le librettiste en fît donner une audition chez la Comtesse -. C'était aller un peu vite et démasquer son plan. Le poète, blessé, ne répondit pas. Au reste, Charles Morel semblait avoir, à côté de l'ambition, un vif penchant vers des réalités plus concrètes. Il avait remarqué dans la cour la nièce de Jupien en train de faire un gilet et, bien qu'il me dît seulement avoir justement besoin d'un gilet «de fantaisie», je sentis que la jeune fille avait produit une vive impression sur lui. Il n'hésita pas à me demander de descendre et de la présenter, «mais par rapport à votre famille, vous m'entendez, je compte sur votre discrétion quant à mon père, dites seulement un grand artiste de vos amis, vous comprenez, il faut faire bonne impression aux commerçants». Bien qu'il m'eût insinué que, ne le connaissant pas assez pour l'appeler, il le comprenait, «cher ami», je pourrais lui dire devant la jeune fille quelque chose comme «pas Cher Maître évidemment… quoique, mais, si cela vous plaît: cher grand artiste», j'évitai dans la boutique de le «qualifier» comme eût dit Saint-Simon, et me contentai de répondre à ses «vous» par des «vous». Il avisa, parmi quelques pièces de velours, une du rouge le plus vif et si criard que, malgré le mauvais goût qu'il avait, il ne put jamais, par la suite, porter ce gilet. La jeune fille se remit à travailler avec ses deux «apprenties», mais il me sembla que l'impression avait été réciproque et que Charles Morel, qu'elle crut «de son monde» (plus élégant seulement et plus riche), lui avait plu singulièrement. Comme j'avais été très étonné de trouver parmi les photographies que m'envoyait son père une du portrait de miss Sacripant (c'est-à-dire Odette) par Elstir, je dis à Charles Morel, en l'accompagnant jusqu'à la porte cochère: «Je crains que vous ne puissiez me renseigner. Est-ce que mon oncle connaissait beaucoup cette dame? Je ne vois pas à quelle époque de la vie de mon oncle je puis la situer; et cela m'intéresse à cause de M. Swann…-Justement j'oubliais de vous dire que mon père m'avait recommandé d'attirer votre attention sur cette dame. En effet, cette demi-mondaine déjeunait chez votre oncle le dernier jour que vous l'avez vu. Mon père ne savait pas trop s'il pouvait vous faire entrer. Il paraît que vous aviez plu beaucoup à cette femme légère, et elle espérait vous revoir. Mais justement à ce moment-là il y a eu de la fâche dans la famille, à ce que m'a dit mon père, et vous n'avez jamais revu votre oncle.» Il sourit à ce moment, pour lui dire adieu de loin, à la nièce de Jupien. Elle le regardait et admirait sans doute son visage maigre, d'un dessin régulier, ses cheveux légers, ses yeux gais. Moi, en lui serrant la main, je pensais à Mme Swann, et je me disais avec étonnement, tant elles étaient séparées et différentes dans mon souvenir, que j'aurais désormais à l'identifier avec la «Dame en rose».

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