– On n'est pas très bien assis dans les meubles Empire, hasarda la princesse.
– Non, répondit la duchesse, mais, ajouta Mme de Guermantes en insistant avec un sourire, j'aime être mal assise sur ces sièges d'acajou recouverts de velours grenat ou de soie verte. J'aime cet inconfort de guerriers qui ne comprennent que la chaise curule et, au milieu du grand salon, croisaient les faisceaux et entassaient les lauriers. Je vous assure que, chez les Iéna, on ne pense pas un instant à la manière dont on est assis, quand on voit devant soi une grande gredine de Victoire peinte à fresque sur le mur. Mon époux va me trouver bien mauvaise royaliste, mais je suis très mal pensante, vous savez, je vous assure que chez ces gens-là on en arrive à aimer tous ces N, toutes ces abeilles. Mon Dieu, comme sous les rois, depuis pas mal de temps, on n'a pas été très gâté du côté gloire, ces guerriers qui rapportaient tant de couronnes qu'ils en mettaient jusque sur les bras des fauteuils, je trouve que ça a un certain chic! Votre Altesse devrait…
– Mon Dieu, si vous croyez, dit la princesse, mais il me semble que ce ne sera pas facile.
– Mais Madame verra que tout s'arrangera très bien. Ce sont de très bonnes gens, pas bêtes. Nous y avons mené Mme de Chevreuse, ajouta la duchesse sachant la puissance de l'exemple, elle a été ravie. Le fils est même très agréable… Ce que je vais dire n'est pas très convenable, ajouta-t-elle, mais il a une chambre et surtout un lit où on voudrait dormir-sans lui! Ce qui est encore moins convenable, c'est que j'ai été le voir une fois pendant qu'il était malade et couché. A côté de lui, sur le rebord du lit, il y avait sculptée une longue Sirène allongée, ravissante, avec une queue en nacre, et qui tient dans la main des espèces de lotus. Je vous assure, ajouta Mme de Guermantes,-en ralentissant son débit pour mettre encore mieux en relief les mots qu'elle avait l'air de modeler avec la moue de ses belles lèvres, le fuselage de ses longues mains expressives, et tout en attachant sur la princesse un regard doux, fixe et profond,-qu'avec les palmettes et la couronne d'or qui était à côté, c'était émouvant; c'était tout à fait l'arrangement du jeune Homme et la Mort de Gustave Moreau (Votre Altesse connaît sûrement ce chef-d'œuvre). La princesse de Parme, qui ignorait même le nom du peintre, fit de violents mouvements de tête et sourit avec ardeur afin de manifester son admiration pour ce tableau. Mais l'intensité de sa mimique ne parvint pas à remplacer cette lumière qui reste absente de nos yeux tant que nous ne savons pas de quoi on veut nous parler.
– Il est joli garçon, je crois? demanda-t-elle.
– Non, car il a l'air d'un tapir. Les yeux sont un peu ceux d'une reine Hortense pour abat-jour. Mais il a probablement pensé qu'il serait un peu ridicule pour un homme de développer cette ressemblance, et cela se perd dans des joues encaustiquées qui lui donnent un air assez mameluck. On sent que le frotteur doit passer tous les matins. Swann, ajouta-t-elle, revenant au lit du jeune duc, a été frappé de la ressemblance de cette Sirène avec la Mort de Gustave Moreau. Mais d'ailleurs, ajouta-t-elle d'un ton plus rapide et pourtant sérieux, afin de faire rire davantage, il n'y a pas à nous frapper, car c'était un rhume de cerveau, et le jeune homme se porte comme un charme.
– On dit qu'il est snob? demanda M. de Bréauté d'un air malveillant, allumé et en attendant dans la réponse la même précision que s'il avait dit: «On m'a dit qu'il n'avait que quatre doigts à la main droite, est-ce vrai?»
– M…on Dieu, n…on, répondit Mme de Guermantes avec un sourire de douce indulgence. Peut-être un tout petit peu snob d'apparence, parce qu'il est extrêmement jeune, mais cela m'étonnerait qu'il le fût en réalité, car il est intelligent, ajouta-t-elle, comme s'il y eût eu à son avis incompatibilité absolue entre le snobisme et l'intelligence. «Il est fin, je l'ai vu drôle», dit-elle encore en riant d'un air gourmet et connaisseur, comme si porter le jugement de drôlerie sur quelqu'un exigeait une certaine expression de gaîté, ou comme si les saillies du duc de Guastalla lui revenaient à l'esprit en ce moment. «Du reste, comme il n'est pas reçu, ce snobisme n'aurait pas à s'exercer», reprit-elle sans songer qu'elle n'encourageait pas beaucoup de la sorte la princesse de Parme.
– Je me demande ce que dira le prince de Guermantes, qui l'appelle Mme Iéna, s'il apprend que je suis allée chez elle.
– Mais comment, s'écria avec une extraordinaire vivacité la duchesse, vous savez que c'est nous qui avons cédé à Gilbert (elle s'en repentait amèrement aujourd'hui!) toute une salle de jeu Empire qui nous venait de Quiou-Quiou et qui est une splendeur! Il n'y avait pas la place ici où pourtant je trouve que ça faisait mieux que chez lui. C'est une chose de toute beauté, moitié étrusque, moitié égyptienne…
– Égyptienne? demanda la princesse à qui étrusque disait peu de chose.
– Mon Dieu, un peu les deux, Swann nous disait cela, il me l'a expliqué, seulement, vous savez, je suis une pauvre ignorante. Et puis au fond, Madame, ce qu'il faut se dire, c'est que l'Égypte du style Empire n'a aucun rapport avec la vraie Égypte, ni leurs Romains avec les Romains, ni leur Étrurie…
– Vraiment! dit la princesse.
– Mais non, c'est comme ce qu'on appelait un costume Louis XV sous le second Empire, dans la jeunesse d'Anna de Mouchy ou de la mère du cher Brigode. Tout à l'heure Basin vous parlait de Beethoven. On nous jouait l'autre jour de lui une chose, très belle d'ailleurs, un peu froide, où il y a un thème russe. C'en est touchant de penser qu'il croyait cela russe. Et de même les peintres chinois ont cru copier Bellini. D'ailleurs même dans le même pays, chaque fois que quelqu'un regarde les choses d'une façon un peu nouvelle, les quatre quarts des gens ne voient goutte à ce qu'il leur montre. Il faut au moins quarante ans pour qu'ils arrivent à distinguer.
– Quarante ans! s'écria la princesse effrayée.
– Mais oui, reprit la duchesse, en ajoutant de plus en plus aux mots (qui étaient presque des mots de moi, car j'avais justement émis devant elle une idée analogue), grâce à sa prononciation, l'équivalent de ce que pour les caractères imprimés on appelle italiques, c'est comme une espèce de premier individu isolé d'une espèce qui n'existe pas encore et qui pullulera, un individu doué d'une espèce de sens que l'espèce humaine à son époque ne possède pas. Je ne peux guère me citer, parce que moi, au contraire, j'ai toujours aimé dès le début toutes les manifestations intéressantes, si nouvelles qu'elles fussent. Mais enfin l'autre jour j'ai été avec la grande-duchesse au Louvre, nous avons passé devant l'Olympia de Manet. Maintenant personne ne s'en étonne plus. Ç'a l'air d'une chose d'Ingres! Et pourtant Dieu sait ce que j'ai eu à rompre de lances pour ce tableau que je n'aime pas tout, mais qui est sûrement de quelqu'un. Sa place n'est peut-être pas tout à fait au Louvre.
– Elle va bien, la grande-duchesse? demanda la princesse de Parme à qui la tante du tsar était infiniment plus familière que le modèle de Manet.
– Oui, nous avons parlé de vous. Au fond, reprit la duchesse, qui tenait à son idée, la vérité c'est que, comme dit mon beau-frère Palamède, l'on a entre soi et chaque personne le mur d'une langue étrangère. Du reste je reconnais que ce n'est exact de personne autant que de Gilbert. Si cela vous amuse d'aller chez les Iéna, vous avez trop d'esprit pour faire dépendre vos actes de ce que peut penser ce pauvre homme, qui est une chère créature innocente, mais enfin qui a des idées de l'autre monde. Je me sens plus rapprochée, plus consanguine de mon cocher, de mes chevaux, que de cet homme qui se réfère tout le temps à ce qu'on aurait pensé sous Philippe le Hardi ou sous Louis le Gros. Songez que, quand il se promène dans la campagne, il écarte les paysans d'un air bonasse, avec sa canne, en disant: «Allez, manants!» Je suis au fond aussi étonnée quand il me parle que si je m'entendais adresser la parole par les «gisants» des anciens tombeaux gothiques. Cette pierre vivante a beau être mon cousin, elle me fait peur et je n'ai qu'une idée, c'est de la laisser dans son moyen âge. A part ça, je reconnais qu'il n'a jamais assassiné personne.