Mais si, aux yeux des fournisseurs, patrons de restaurants, etc…, ils semblaient des gens de peu, en revanche, êtres doubles, dès qu'ils se trouvaient dans le monde, ils n'étaient plus jugés d'après le délabrement de leur fortune et les tristes métiers auxquels ils se livraient pour essayer de le réparer. Ils redevenaient M. le Prince, M. le Duc un tel, et n'étaient comptés que d'après leurs quartiers. Un duc presque milliardaire et qui semblait tout réunir en soi passait après eux parce que, chefs de famille, ils étaient anciennement princes souverains d'un petit pays où ils avaient le droit, de battre monnaie, etc… Souvent, dans ce café, l'un baissait les yeux quand un autre entrait, de façon à ne pas forcer l'arrivant à le saluer. C'est qu'il avait, dans sa poursuite imaginative de la richesse, invité à dîner un banquier. Chaque fois qu'un homme entre, dans ces conditions, en rapports avec un banquier, celui-ci lui fait perdre une centaine de mille francs, ce qui n'empêche pas l'homme du monde de recommencer avec un autre. On continue de brûler des cierges et de consulter les médecins.
Mais le prince de Foix, riche lui-même, appartenait non seulement à cette coterie élégante d'une quinzaine de jeunes gens, mais à un groupe plus fermé et inséparable de quatre, dont faisait partie Saint-Loup. On ne les invitait jamais l'un sans l'autre, on les appelait les quatre gigolos, on les voyait toujours ensemble à la promenade, dans les châteaux on leur donnait des chambres communicantes, de sorte que, d'autant plus qu'ils étaient tous très beaux, des bruits couraient sur leur intimité. Je pus les démentir de la façon la plus formelle en ce qui concernait Saint-Loup. Mais ce qui est curieux, c'est que plus tard, si l'on apprit que ces bruits étaient vrais pour tous les quatre, en revanche chacun d'eux l'avait entièrement ignoré des trois autres. Et pourtant chacun d'eux avait bien cherché à s'instruire sur les autres, soit pour assouvir un désir, ou plutôt une rancune, empêcher un mariage, avoir barre sur l'ami découvert. Un cinquième (car dans les groupes de quatre on est toujours plus de quatre) s'était joint aux quatre platoniciens qui l'étaient plus que tous les autres. Mais des scrupules religieux le retinrent jusque bien après que le groupe des quatre fût désuni et lui-même marié, père de famille, implorant à Lourdes que le prochain enfant fût un garçon ou une fille, et dans l'intervalle se jetant sur les militaires.
Malgré la manière d'être du prince, le fait que le propos fut tenu devant lui sans lui être directement adressé rendit sa colère moins forte qu'elle n'eût été sans cela. De plus, cette soirée avait quelque chose d'exceptionnel. Enfin l'avocat n'avait pas plus de chance d'entrer en relations avec le prince de Foix que le cocher qui avait conduit ce noble seigneur. Aussi ce dernier crut-il pouvoir répondre d'un air rogue et à la cantonade à cet interlocuteur qui, à la faveur du brouillard, était comme un compagnon de voyage rencontré dans quelque plage située aux confins du monde, battue des vents ou ensevelie dans les brumes. «Ce n'est pas tout de se perdre, mais c'est qu'on ne se retrouve pas.» La justesse de cette pensée frappa le patron parce qu'il l'avait déjà entendu exprimer plusieurs fois ce soir.
En effet, il avait l'habitude de comparer toujours ce qu'il entendait ou lisait à un certain texte déjà connu et sentait s'éveiller son admiration s'il ne voyait pas de différences. Cet état d'esprit n'est pas négligeable car, appliqué aux conversations politiques, à la lecture des journaux, il forme l'opinion publique, et par là rend possibles les plus grands événements. Beaucoup de patrons de cafés allemands admirant seulement leur consommateur ou leur journal, quand ils disaient que la France, l'Angleterre et la Russie «cherchaient» l'Allemagne, ont rendu possible, au moment d'Agadir, une guerre qui d'ailleurs n'a pas éclaté. Les historiens, s'ils n'ont pas eu tort de renoncer à expliquer les actes des peuples par la volonté des rois, doivent la remplacer par la psychologie de l'individu médiocre.
En politique, le patron du café où je venais d'arriver n'appliquait depuis quelque temps sa mentalité de professeur de récitation qu'à un certain nombre de morceaux sur l'affaire Dreyfus. S'il ne retrouvait pas les termes connus dans les propos d'un client où les colonnes d'un journal, il déclarait l'article assommant, ou le client pas franc. Le prince de Foix l'émerveilla au contraire au point qu'il laissa à peine à son interlocuteur le temps de finir sa phrase. «Bien dit, mon prince, bien dit (ce qui voulait dire, en somme, récité sans faute), c'est ça, c'est ça», s'écria-t-il, dilaté, comme s'expriment les Mille et une nuits, «à la limite de la satisfaction». Mais le prince avait déjà disparu dans la petite salle. Puis, comme la vie reprend même après les événements les plus singuliers, ceux qui sortaient de la mer de brouillard commandaient les uns leur consommation, les autres leur souper; et parmi ceux-ci des jeunes gens du Jockey qui, à cause du caractère anormal du jour, n'hésitèrent pas à s'installer à deux tables dans la grande salle, et se trouvèrent ainsi fort près de moi. Tel le cataclysme avait établi même de la petite salle à la grande, entre tous ces gens stimulés par le confort du restaurant, après leurs longues erreurs dans l'océan de brume, une familiarité dont j'étais seul exclu, et à laquelle devait ressembler celle qui régnait dans l'arche de Noé. Tout à coup, je vis le patron s'infléchir en courbettes, les maîtres d'hôtel accourir au grand complet, ce qui fit tourner les yeux à tous les clients. «Vite, appelez-moi Cyprien, une table pour M. le marquis de Saint-Loup», s'écriait le patron, pour qui Robert n'était pas seulement un grand seigneur jouissant d'un véritable prestige, même aux yeux du prince de Foix, mais un client qui menait la vie à grandes guides et dépensait dans ce restaurant beaucoup d'argent. Les clients de la grande salle regardaient avec curiosité, ceux de la petite hélaient à qui mieux mieux leur ami qui finissait de s'essuyer les pieds. Mais au moment où il allait pénétrer dans la petite salle, il m'aperçut dans la grande. «Bon Dieu, cria-t-il, qu'est-ce que tu fais là, et avec la porte ouverte devant toi», dit-il, non sans jeter un regard furieux au patron qui courut la fermer en s'excusant sur les garçons: «Je leur dis toujours de la tenir fermée.»
J'avais été obligé de déranger ma table et d'autres qui étaient devant la mienne, pour aller à lui. «Pourquoi as-tu bougé? Tu aimes mieux dîner là que dans la petite salle? Mais, mon pauvre petit, tu vas geler. Vous allez me faire le plaisir de condamner cette porte, dit-il au patron.-A l'instant même, M. le Marquis, les clients qui viendront à partir de maintenant passeront par la petite salle, voilà tout.» Et pour mieux montrer son zèle, il commanda pour cette opération un maître d'hôtel et plusieurs garçons, et tout en faisant sonner très haut de terribles menaces si elle n'était pas menée à bien. Il me donnait des marques de respect excessives pour que j'oubliasse qu'elles n'avaient pas commencé dès mon arrivée, mais seulement après celle de Saint-Loup, et pour que je ne crusse pas cependant qu'elles étaient dues à l'amitié que me montrait son riche et aristocratique client, il m'adressait à la dérobée de petits sourires où semblait se déclarer une sympathie toute personnelle.
Derrière moi le propos d'un consommateur me fit tourner une seconde la tête. J'avais entendu au lieu des mots: «Aile de poulet, très bien, un peu de champagne; mais pas trop sec», ceux-ci: «J'aimerais mieux de la glycérine. Oui, chaude, très bien.» J'avais voulu voir quel était l'ascète qui s'infligeait un tel menu. Je retournai vivement la tête vers Saint-Loup pour ne pas être reconnu de l'étrange gourmet. C'était tout simplement un docteur, que je connaissais, à qui un client, profitant du brouillard pour le chambrer dans ce café, demandait une consultation. Les médecins comme les boursiers disent «je».