– Je voudrais vous dire un mot avant que nous nous séparions, déclara l'homme qui leur avait tendu le piège. Je pense que nous ne nous verrons plus avant que je prenne place à la barre devant le tribunal. Je vais donc vous livrer des sujets de méditation qui vous occuperont jusque-là. Vous avez compris qui j'étais. J'abats mes cartes. Je suis Birdy Edwards de l'organisation Pinkerton. J'ai été désigné pour anéantir votre bande. J'ai dû jouer un jeu dur et dangereux. Pas une âme, pas une âme, même pas mes plus proches ou mes plus chers, personne ne savait que je le jouais. Personne, à l'exception du capitaine Marvin et de mes supérieurs. Mais la dernière levée est faite ce soir, Dieu merci, et c'est moi qui ai gagné!…
Les sept visages figés, livides, le regardaient. Dans leurs yeux brûlait la flamme d'une haine inexpiable. Il lut la menace.
– … Vous croyez peut-être que la partie n'est pas terminée? Eh bien! je joue ma chance qu'elle l'est. De toute façon elle est finie pour vous sept, et cette nuit même soixante de vos acolytes coucheront en prison. Je vous déclare ceci: quand j'ai été mis sur l'affaire, je ne croyais absolument pas en l'existence d'une société comme la vôtre. Je croyais qu'il s'agissait d'un bla-bla de journalistes, et que j’en administrerais la preuve. On m'avait dit que j'aurais affaire avec les Hommes libres; je suis donc allé à Chicago et je suis devenu un Homme libre. Là, j'ai été vraiment persuadé que c'était des histoires de journaux, car dans l'ordre je n'ai rien trouvé de mal, mais au contraire beaucoup de bonnes choses. Comme je devais aller jusqu'au bout de mon enquête, je suis descendu dans les vallées du charbon. Quand je suis arrivé ici, j'ai compris que je m’étais trompé et que la réalité dépassait tous les romans. Alors je suis resté pour étudier la chose de plus près. Je n'ai jamais tué un homme à Chicago. Je n'ai jamais fabriqué de faux dollars. Ceux que je vous ai remis étaient des dollars comme les autres, mais je n’ai jamais plus joyeusement dépensé de l'argent. Je savais comment, entrer dans vos bonnes grâces; voilà pourquoi j'ai prétendu être pourchassé par la loi.
» J'ai donc été initié à votre loge infernale, et j'ai pris part à vos conseils. Peut-être dira-t-on que j'ai été aussi mauvais que vous. Qu’on dise ce qu'on veut, du moment que je vous tiens! Mais quelle est la vérité? La nuit où j'ai été initié, vous avez attaqué le vieux Stanger. Je ne pouvais pas l'avertir; je n'en avais plus le temps; mais j'ai retenu votre main, Baldwin, quand vous alliez le tuer. Si je vous ai suggéré certaines affaires, afin de garder ma place parmi vous, c'étaient des affaires que je pouvais empêcher d'aboutir. Je n'ai pas pu sauver Dunn et Menzies, car je n'en savais pas assez, mais je veillerai à ce que leurs assassins soient pendus. J’ai averti Chester Wilcox pour qu'il puisse s'échapper, lui, sa femme et ses enfants, avant que je fasse sauter sa maison. Il y a eu beaucoup de crimes que je n'ai pas pu prévenir. Mais si vous réfléchissez, si vous pensez au nombre de fois où votre homme est rentré chez lui par une autre route, ou bien se cachait dans la ville quand vous étiez à ses trousses, ou encore restait chez lui quand vous croyiez qu'il allait sortir, vous mesurerez l'étendue de mon travail.
– Maudit traître! siffla McGinty entre ses dents.
– Ma foi, McGinty, vous pouvez m'appeler du nom qu'il vous plaira! Vous et vos pareils vous avez été dans la vallée les ennemis de Dieu et de l'humanité. Il fallait un homme pour s'interposer entre vous et les pauvres diables que vous teniez sous votre férule. Il n'y avait qu'un seul moyen de réussir: celui que j'ai choisi. Vous me traitez de «traître», mais je parie que plusieurs milliers de personnes m'appelleront un «libérateur», qui est descendu aux enfers pour les sauver. J'y ai passé trois mois. Je ne voudrais pas revivre trois mois semblables, même pour tout le trésor de Washington! Il fallait que je reste jusqu'à ce que je possède tout, chaque homme, chaque secret, là, dans le creux de cette main. J'aurais attendu encore un peu si je n'avais appris que mon secret allait être percé. Une lettre est arrivée dans la ville: j'étais donc obligé d'agir, et d'agir promptement. Je n'ai rien d'autre à vous dire, sinon que je mourrai plus tranquille en songeant au travail que j'ai accompli dans cette vallée. Maintenant, Marvin, je ne vous retiens plus. Mettez-les sous clé. Le reste suivra.
Il n'y a plus grand-chose à conter. Scanlan avait reçu un pli cacheté à déposer à l'adresse de Mlle Ettie Shafter: mission qu'il avait acceptée avec un clin d'œil et un sourire de connivence. Aux premières heures du matin, une jolie jeune fille et un homme très emmitouflé montèrent dans un train spécial qui avait été mis à leur disposition par la compagnie des chemins de fer, et ils quittèrent à toute vapeur cette terre de danger. Ce fut la dernière fois qu'Ettie et son amant foulèrent le sol de la vallée de la peur. Dix jours plus tard, ils se mariaient à Chicago; le vieux Shafter servit de témoin à cette union.
Le procès des Éclaireurs eut lieu loin de l'endroit où leurs camarades auraient pu terroriser les gardiens de la loi. Ils se défendirent en vain. En vain l'argent de la loge (cet argent extorqué par le chantage) coula comme de l'eau pour tenter de les sauver. La déposition claire, lucide, objective de celui qui connaissait tous les détails de leur existence, de leur organisation et de leurs crimes parut irréfutable, et les astuces de la défense ne purent effacer l'impression qu'elle produisit. Enfin, après tant d'années, les Éclaireurs étaient brisés, dispersés! Pour toujours le nuage se dissipait au-dessus de la vallée. McGinty mourut sur l'échafaud; quand sonna l'heure de l'exécution, il rampa en geignant. Huit de ses principaux lieutenants partagèrent son sort. Cinquante furent condamnés à des peines diverses d'emprisonnement. Le succès de Birdy Edwards était total.
Et pourtant, ainsi qu'il l'avait pressenti, la partie était loin d'être terminée. Il y eut une autre donne à jouer, puis une autre, et encore une autre. Ted Baldwin, par exemple, échappa à l'échafaud; les Willaby également, ainsi que plusieurs autres redoutables chenapans de la bande. Pendant dix ans ils demeurèrent incarcérés; puis ils retrouvèrent la liberté. Ce jour-là, Edwards, qui connaissait son monde, sut qu'il en avait fini avec la vie paisible qu'il menait. Sur tout ce qu'ils considéraient de plus sacré, ils avaient juré que son sang vengerait leurs camarades. Ils s'acharnèrent à tenir leur serment. Il dut quitter Chicago, après deux attentats qui furent si près de réussir qu'à coup sûr le troisième aurait été le bon. Il partit de Chicago sous un nom d'emprunt pour la Californie; là la lumière sortit quelque temps de sa vie quand Ettie Edwards mourut. Une fois il faillit être tué. Travaillant dans un canyon sous le nom de Douglas avec un associé qui s'appelait Barker, il amassa une fortune. Un avertissement lui parvint: les chiens assoiffés de sang avaient de nouveau pisté sa trace. Alors il s'embarqua, juste à temps, pour l'Angleterre. Nous retrouvons ainsi le même John Douglas qui se remaria avec une femme également digne et qui vécut cinq années en gentilhomme campagnard dans le Sussex, jusqu’à ces événements étranges que nous avons relatés.