La confrontation semblait terminée, car il suffisait de regarder cette tête de granit pour comprendre qu'aucune menace ne l'amènerait à parler contre sa volonté. Mais une voix de femme remit tout en question. Mme Douglas, qui avait écouté derrière la porte entrouverte, pénétra dans le bureau:
– Vous avez assez fait pour nous, Cecil! dit-elle. Quoi qu'il advienne dans l'avenir, vous avez assez fait!
– Assez et plus qu'assez! approuva gravement Sherlock Holmes. J'ai beaucoup de sympathie pour vous, madame, et je vous adjure fortement de vous fier à notre juridiction et de mettre spontanément la police au courant de tout. Il se peut que je sois moi-même fautif pour n'avoir pas profité de la démarche que vous avez faite auprès de mon ami le docteur Watson. Mais à ce moment-là, j'avais toutes raisons de croire que vous étiez directement impliquée dans le crime. Maintenant, je sais que non. Tout de même, beaucoup de choses demeurent encore inexpliquées. Je vous incite vivement à obtenir de M. Barker qu'il nous raconte toute son histoire.
Aux derniers mots de Holmes, Mme Douglas poussa un cri de surprise. Les détectives et moi-même y fîmes probablement écho quand nous aperçûmes un homme qui semblait être sorti tout vivant du mur et qui s'avançait vers nous en émergeant progressivement de l'obscurité d'où il était apparu. Mme Douglas se retourna et se jeta à son cou. Barker lui serra affectueusement la main qu'il lui tendait.
– C'est mieux ainsi, mon chéri! répétait sa femme. Je suis sûre que cela vaut mieux!
– Vraiment oui, monsieur Douglas, opina Sherlock Holmes. J'en suis certain, moi aussi.
Douglas clignait des yeux comme quelqu'un qui serait brusquement passé des ténèbres à la lumière. Il avait une tête remarquable: des yeux gris hardis, une moustache dure grisonnante, un menton carré et proéminent, une bouche sensible. Il nous dévisagea successivement, puis, à mon vif étonnement, il se dirigea vers moi et me tendit une liasse de papiers.
– Je vous connais, me dit-il d'une voix qui n'était ni tout à fait anglaise ni tout à fait américaine, mais qui était douce et agréable. Vous êtes l'historien de l'équipe. Eh bien! docteur Watson, vous n'avez jamais eu une telle histoire entre les mains: je parierais mon dernier dollar là-dessus. Racontez-la dans votre style, mais ce sont des faits et vous ne manquerez pas de public. J'ai été cloîtré pendant deux jours et j'ai consacré mes heures de lumière, en admettant que j'aie eu de la lumière dans ce trou à rats, à exposer toute affaire. Elle sera bien accueillie par vous et par vos lecteurs. C'est d'histoire de la vallée de la peur.
– Voilà pour le passé, monsieur Douglas, intervint paisiblement Sherlock Holmes. Mais nous désirons maintenant entendre l'histoire du présent.
– Vous allez l'avoir, monsieur, répondit Douglas. Puis-je fumer en parlant? Merci, monsieur Holmes. Vous êtes vous-même un fumeur, et vous devinez ce que c'est que de rester assis pendant deux jours avec du tabac dans sa poche sans oser fumer, de peur que l'odeur de la fumée ne vous trahisse…
Il était appuyé contre la cheminée et tirait sur le cigare que Holmes lui avait offert.
– … J'ai entendu parler de vous, monsieur Holmes. Je ne pensais pas que je ferais un jour votre connaissance. Mais quand vous aurez lu tout cela (il désigna les papiers qu'il m'avait remis), vous direz que je vous ai appris quelque chose de neuf.
L'inspecteur MacDonald ne le quittait pas des yeux.
– Eh bien! voilà qui passe ma compréhension! s'écria-t-il enfin. Si vous êtes M. John Douglas, du manoir de Birlstone, sur la mort de qui nous enquêtons depuis deux jours, d'où venez-vous maintenant? Vous avez surgi comme un diable d'une boîte!
– Ah! monsieur Mac! dit Holmes en agitant un index chargé de reproches. Vous n'avez pas voulu lire cette excellente compilation locale qui décrivait la manière dont le roi Charles s'était caché. À cette époque, les gens ne se cachaient que dans des cachettes à toute épreuve. Une cachette utilisée au XVIIe siècle pouvait fort bien resservir de nos jours. J'étais sûr que nous trouverions M. Douglas sous son toit!
– Et depuis combien de temps nous avez-vous joué la comédie, monsieur Holmes? demanda l'inspecteur en colère. Combien de temps nous avez-vous laissés poursuivre une enquête que vous saviez absurde?
– Pas beaucoup, mon cher monsieur Mac! Je n'ai arrêté qu'hier soir mon point de vue sur l'affaire. Comme il ne pouvait pas être prouvé avant ce soir, je vous ai invités, vous et votre collègue, à prendre un jour de vacances. S'il vous plaît, que pouvais-je faire de mieux? Quand j'ai trouvé le ballot d'habits dans la douve, j'ai tout de suite pensé que le cadavre que nous avions trouvé ne pouvait pas être celui de M. John Douglas, mais bien plutôt celui du cycliste de Tunbridge Wells. Il n'y avait pas d'autre conclusion possible. J'avais donc à déterminer l'endroit où se cachait M. John Douglas avec, selon toutes probabilités, l'aide de sa femme et de son ami. Il devait se trouver dans un endroit capable d'abriter un fugitif, et attendre là le moment où il pourrait disparaître du pays.
– Vous aviez bien raisonné, déclara M. Douglas. Je croyais pouvoir esquiver votre loi anglaise, car je n'étais pas sûr de ne pas avoir de démêlés avec elle; d'autre part, je tenais là une chance de me débarrasser une fois pour toutes des chiens lancés à mes trousses. Remarquez bien que du début jusqu'à la fin je n'ai rien fait dont je doive rougir, rien que je ne recommencerais si c'était à refaire. Vous jugerez par vous-mêmes en écoutant mon histoire. Inutile de m'avertir, inspecteur! Je suis prêt à dire toute la vérité.
» Je ne commencerai pas par le commencement, qui est là…
Il montra les papiers que je n'avais pas lâchés.
– … Vous y découvrirez une histoire peu banale, je vous le jure! Je résume: il existe quelques hommes qui ont de bonnes raisons pour me haïr, et qui donneraient leur dernier dollar pour avoir ma peau. Tant que je serai vivant, tant qu'ils seront vivants, il n'y aura dans ce monde aucune sécurité pour moi. Ils m'ont pisté de Chicago en Californie; puis ils m'ont obligé à quitter l'Amérique. Mais quand je me suis marié et que je me suis installé dans ce petit coin tranquille, je croyais que mes dernières années seraient sans histoire. Je n'ai jamais expliqué à ma femme ce qu'il en était. Pourquoi l'aurais je mêlée à cela? Elle n'aurait plus eu dès lors un instant de repos, constamment elle aurait vécu dans la terreur. Je suppose qu'elle a deviné quelque chose, car il m'est arrivé de laisser échapper une parole de temps à autre; mais jusqu'à hier, après que vous, messieurs, l'aviez interrogée, elle ne savait rien du fond de l’histoire. Elle vous a dit tout ce qu'elle connaissait. Et Barker également. La nuit où s'est produit le drame, nous n'avions guère le temps de nous expliquer. Elle sait tout maintenant, et j'aurais été plus avisé de le lui dire plus tôt. Mais c'était difficile, ma chérie…
Il emprisonna sa main quelques secondes entre les siennes.
– Et j'ai agi pour le mieux.
» Eh bien! messieurs, la veille de ces événements, j'étais allé à Tunbridge Wells, et j'avais aperçu quelqu'un dans la rue. Je ne l’avais aperçu que le temps d'un éclair, mais j'ai l'œil vif, et j'étais sûr de ne m'être pas trompé. C'était mon pire ennemi: celui qui m'avait pourchassé pendant toutes ces années, comme un loup affamé pourchasse un caribou. J'ai compris que des tracas m'attendaient. Je suis rentré chez moi et j'ai pris mes dispositions. Je pensais que je m'en tirerais très bien tout seul. Il fut un temps où ma chance était proverbiale aux États-Unis. Je ne doutais pas qu'il en serait de même encore une fois.