Je haussai les épaules.
– Ce n'est pas mon affaire.
– Peut-être me rendrez-vous justice un jour. Si vous compreniez seulement…
– Il n'est pas nécessaire que le docteur Watson comprenne, interrompit Barker. Comme il l'a dit lui-même, ce n'est vraiment pas son affaire.
– Exactement, dis-je. Et voilà pourquoi je vais vous demander permission de reprendre ma promenade.
– Un instant, docteur Watson! s'écria Mme Douglas. Il y a une question à laquelle vous pouvez répondre avec plus d'autorité que n’importe qui au monde, et j'attends beaucoup de cette réponse-là. Vous connaissez M. Holmes et ses relations avec la police mieux que quiconque. En supposant qu'une affaire soit portée confidentiellement à sa connaissance, est-il absolument indispensable qu'il la communique aux détectives officiels?
– Oui, voilà la question! approuva Barker avec une sorte de passion. Travaille-t-il pour lui seul, ou est-il complètement associé avec eux?
– Je ne sais vraiment pas si je suis qualifié pour en discuter.
– Je vous en prie! Je vous assure, docteur Watson, que vous nous aiderez, que vous m'aiderez grandement si vous nous renseignez sur ce point!
Il y avait dans la voix de Mme Douglas un tel accent de sincérité que sur le moment j'oubliai toute sa légèreté et que je ne songeai plus qu'à lui faire plaisir.
– M. Holmes est un enquêteur indépendant, lui dis-je. Il est son propre maître et il agira selon son propre jugement. D'autre part, il ne peut que se montrer loyal envers les détectives officiels qui travaillent sur la même affaire, et il ne leur dissimulerait rien qui serait de nature à les aider à traduire un criminel devant la justice. Cela posé, je ne saurais vous en dire plus, et je vous renverrais à M. Holmes en personne si vous désiriez plus ample information.
Sur ces mots, je soulevai mon chapeau et je repris mon chemin en les laissant assis derrière la haie. Quand j'arrivai au bout des ifs, je me retournai: ils continuaient à discuter entre eux; comme ils me suivaient du regard, ma déclaration faisait certainement l'objet de leur entretien.
– Je ne souhaite nullement leurs confidences, me répondit Holmes quand je lui fis part de ma conversation.
Il avait passé tout l'après-midi au manoir avec ses deux collègues, et il était rentré vers cinq heures avec un appétit dévorant pour le thé que j'avais commandé.
– Pas de confidences, Watson! me répéta-t-il. Elles seraient bien encombrantes si l'on venait à une arrestation pour entente délictueuse et meurtre.
– Vous croyez que nous nous acheminons vers cela?
Il était d'humeur charmante, débonnaire.
– Mon cher Watson, quand j'aurai exterminé ce quatrième œuf, je serai disposé à vous décrire toute la situation. Je ne dis pas que nous avons résolu l'énigme, loin de là! Mais quand nous aurons retrouvé l'haltère manquant…
– L'haltère!
– Mon Dieu, Watson, est-il possible que vous n'ayez pas deviné que toute l'affaire tourne autour de cet haltère absent? Allons, allons! Ne prenez pas une mine de chien battu, car entre nous je ne crois pas que l'inspecteur MacDonald ou l'excellent spécialiste local ait évalué à sa juste valeur l'importance exceptionnelle de ce détail. Un haltère, Watson! Un seul haltère! Considérez un athlète avec un seul haltère. Représentez-vous le développement unilatéral, le risque évident d'une déviation de la colonne vertébrale! C'est choquant, Watson: choquant, voyons!
Il avait la bouche pleine d'une tartine et ses yeux étincelaient de malice. Son appétit était un gage de succès, car je me rappelais certains jours et certaines nuits où il ne songeait ni à manger ni à boire parce que son esprit butait sur un problème. Finalement, il alluma sa pipe et, installé au coin du feu de notre vieille auberge de campagne, il se mit à parler lentement et d'une façon un peu décousue, plutôt comme quelqu'un qui pense à haute voix que comme un détective faisant une déposition bien mûrie.
– Un mensonge, Watson. Un gros mensonge. Un mensonge énorme, flagrant, absolu. Voilà ce qui nous attendait dès l'abord. Voilà notre point de départ. Toute l'histoire de Barker est un mensonge. Mais l'histoire de Barker est corroborée par Mme Douglas. Donc elle ment aussi. Tous deux mentent dans une entente délictueuse. Aussi nous trouvons-nous maintenant en face du problème simple que voici: pourquoi mentent-ils, et quelle est la vérité qu'ils essaient avec tant de soin de nous cacher? Tentons, Watson, vous et moi, de percer ce rideau de mensonges et de reconstituer la vérité.
» Comment sais-je qu'ils mentent? Parce qu'ils ont édifié un échafaudage qui tout bonnement ne tient pas. Réfléchissez! Selon l'histoire qui nous a été contée, l'assassin a disposé de moins d'une minute après le crime pour prendre l'alliance, qui était sous une autre bague, pour replacer l'autre bague (chose qu'il n'aurait jamais faite) et pour déposer ce carton singulier auprès de sa victime. Je dis que c'est impossible! Vous pouvez ergoter et dire par exemple (mais je respecte trop, Watson, votre jugement, pour supposer que vous le ferez) que l'alliance a pu être retirée avant la mort de Douglas. Mais le fait que la bougie n'a pas brûlé longtemps montre que l'entretien a dû être bref. En outre, un homme comme Douglas, dont nous avons entendu vanter le courage intrépide, aurait-il retiré son alliance à la première injonction du meurtrier? Et même pouvons-nous imaginer qu'il s'en serait séparé devant le pire des risques? Non, Watson, l'assassin est resté seul avec le cadavre quelque temps après avoir allumé la lampe. J'en suis sûr. Mais le coup de feu a été apparemment la cause de la mort. Donc le coup de feu a dû être tiré un peu plus tôt qu'on ne nous l'a déclaré. Et dans une affaire pareille, il ne saurait s'agir d'une erreur involontaire! Nous nous trouvons par conséquent en présence d’une véritable entente délictueuse de la part des deux personnes qui ont entendu la détonation: Barker et la femme Douglas. Quand pour comble je suis en mesure d'établir que la tache de sang sur l'appui de la fenêtre a été délibérément disposée là par Barker afin d'induire la police en erreur, vous admettrez que l'affaire prend des proportions inquiétantes pour lui.
» Maintenant nous allons tenter de préciser l'heure réelle à laquelle le crime a été commis. Jusqu'à dix heures et demie, les domestiques ont circulé dans le manoir; donc il n'a pas eu lieu avant dix heures et demie. À onze heures moins le quart, ils étaient tous rentrés chez eux, sauf Ames, qui était à l'office. Après votre départ cet après-midi, je me suis livré à quelques expériences, et j'ai constaté qu'aucun des bruits que faisait MacDonald dans le bureau ne parvenait à l'office quand toutes les portes étaient fermées. Il en est différemment, toutefois, de la pièce où loge la femme de chambre. Elle n'est pas loin du corridor; de chez elle, j'ai pu vaguement entendre un bruit de voix quand on parlait très fort. Le son d'une détonation est jusqu'à un certain point étouffé quand le coup est tiré à bout portant, et ç'a été incontestablement le cas; elle n'a sans doute pas été bien bruyante; tout de même, dans le silence de la nuit, elle aurait dû être perçue dans la chambre de Mme Allen. Elle nous a dit qu'elle était un peu dure d'oreille; n'empêche qu'elle a déposé avoir entendu une porte claquer une demi-heure avant l'alarme. Une demi-heure avant l'alarme, cela fait onze heures moins le quart. Je suis à peu près certain que ce qu'elle a entendu était la détonation, et que c'est à cette heure-là qu'il faut situer le crime. S'il en est ainsi, nous avons à présent à déterminer ce qu'ont fait M. Barker et Mme Douglas, en admettant qu'ils ne soient pas les véritables meurtriers, entre onze heures moins le quart, lorsque le bruit de la détonation les a fait descendre et onze heures et quart, lorsqu'ils ont sonné pour appeler les domestiques. Que faisaient-ils? Pourquoi n'ont-ils pas aussitôt donné l'alarme? Telle est la question qui se pose à nous. Quand nous y aurons répondu, nous aurons réalisé un grand pas pour résoudre le problème.