On sentait dans l'air un souffle nouveau, quelque chose de pétillant et de joyeux. À Moscou, paraît-il, les passions se déchaînaient. Ça bouillonnait dans la cuisine des hautes sphères. Ivan prit même goût à la lecture des journaux qu'il ne regardait jamais auparavant. Autour d'eux tout se détendait, se rajeunissait. Dans les journaux défilaient sans cesse des Fidel Castro barbus et souriants, des dessins de Noirs aux énormes dents blanches rompant les chaînes du colonialisme, les gueules sympathiques de Belka et Strelka, les premiers chiens cosmonautes. Tout cela donnait du goût à la vie et faisait renaître des espoirs joyeux. À son volant, Ivan fredonnait souvent la chanson qu'on entendait partout:
Cuba, mon amour,
île à l'aurore de pourpre…
Et il semblait que Fidel et les Noirs des affiches se libérant du colonialisme étaient intimement liés à la vie de Borissov, à leur propre existence. Il semblait que le monde allait tressaillir et qu'une fête sans fin allait commencer ici et sur la terre entière.
Pour couronner le tout Gagarine s'était envolé dans l'espace. Et au Congrès, Khrouchtchev assurait: «Le communisme sera édifié dans vingt ans.»
À la fin de cette année heureuse, dans la famille Demidov s'étaient produits deux événements importants. En novembre, ils avaient eu une fille. Et juste avant le nouvel an, ils avaient acheté un téléviseur Zaria.
À la maternité, le médecin dit à Ivan: «Ecoute, Ivan Dmitritch, tu as beau être un Héros chez nous, et toute la ville te connaît, je vais te parler franchement. Avec une blessure comme celle-là, on ne peut pas avoir d'enfant! Pendant l'accouchement, le cœur a flanché trois fois…»
Mais le temps était à l'optimisme. On ne pensait à rien de fâcheux. La nuit du nouvel an, Ivan et Tania étaient assis devant la télévision, se tenant par l'épaule, et regardaient La Nuit du carnaval avec une Gourtchenko [13] jeune et piaillant joyeusement. Ils étaient parfaitement heureux. Dans la demi-obscurité, sur la table, brillait d'un éclat vert sombre une bouteille de Champagne. Au-dehors, la neige crissait sous les pieds des passants. Chez les voisins, on entendait le brouhaha des invités. Derrière l'armoire, dans un petit lit de bois, dormait d'un sommeil silencieux et appliqué leur nouveau-né. Ils l'avaient appelée Olia.
Au printemps de l'année suivante, ils reçurent un appartement individuel de deux pièces.
Durant ces années vint au monde et grandit toute une génération qui n'avait pas connu la guerre. Ivan était invité de plus en plus souvent à l'école de Borissov avant la fête du 9 mai, jour de la Victoire.
On l'appelait maintenant «Vétéran». Cela l'amusait. Il lui semblait que la guerre venait seulement de finir et qu'il était encore cet ancien sergent-chef de la Garde, récemment démobilisé.
A la porte de l'école il était accueilli par une jeune institutrice qui, avec un sourire radieux, le saluait et le conduisait dans la classe. Il la suivait, ses médailles tintant sur la poitrine, et il pensait: «Que le temps passe vite! Il faut croire que je suis Vétéran pour de bon! Elle pourrait être ma fille et elle est déjà institutrice!»
Quand il entrait dans la salle bruyante, le silence se faisait. Les élèves se levaient, se jetaient des clins d'œil en chuchotant, regardaient ses décorations. L'Étoile d'or de Héros de l'Union soviétique leur en imposait. Un Héros, on n'en rencontre pas tous les jours!
L'institutrice prononçait alors quelques paroles de circonstance sur la grande fête nationale, sur les vingt millions de vies humaines sacrifiées pour l'avenir lumineux de ces élèves distraits par le soleil de mai, sur la devise «Personne n'est oublié, rien n'est oublié». Puis, donnant à sa voix un ton plus chaleureux et moins officiel, elle s'adressait à Ivan qui se tenait un peu raide derrière la table: «Respectable Ivan Dmitrievitch, sur votre poitrine brille la plus haute distinction de la Patrie, l'Étoile d'or de Héros de l'Union soviétique. Nous aimerions bien connaître votre participation à la guerre, vos exploits de combattant, votre contribution héroïque à la Victoire.»
Et Ivan, après s'être gratté la gorge, commençait son récit. Il savait déjà par cœur ce qu'il allait dire. Depuis le temps qu'on l'invitait, il avait compris ce qu'il fallait raconter pour que la classe reste attentive pendant les quarante minutes réglementaires, à la grande satisfaction de la jeune institutrice. Il savait même déjà qu'à la fin de son exposé – et il y aurait pendant quelques instants un silence tendu – elle se lèverait agilement et prononcerait les mots attendus: «Allez, mes enfants, posez vos questions à Ivan Dmitrievitch.» De nouveau s'écoulerait un silence gênant. Mais, obéissant au regard de l'institutrice, du premier rang se lèverait une resplendissante jeune fille, au tablier blanc comme de la crème fouettée, qui dirait, comme si elle récitait une leçon: «Respectable Ivan Dmitrievitch, parlez-nous, s'il vous plaît, des qualités de caractère que vous avez appréciées chez vos camarades de guerre.»
Après la réponse que personne n'écoutait plus se lèverait le garçon le plus présentable qui demanderait à Ivan, sur le même ton consciencieux, ce qu'il pouvait conseiller aux futurs défenseurs de la Patrie.
À la fin de cette manifestation patriotico-militaire se produisait souvent une diversion imprévue. Poussé par le chuchotement de ses camarades se levait du dernier rang un grand adolescent débraillé. Et sans préambule, il demandait en bafouillant: «Et quel était le blindage du Tigre allemand? Plus épais ou moins épais que celui de notre T-34?» «Le canon, demande pour le canon…», lui soufflaient ses voisins. Mais lui, tout rouge, s'affalait déjà sur sa chaise, fier de sa belle question. Ivan lui répondait. La sonnerie retentissait et l'institutrice soulagée félicitait encore une fois le Vétéran et lui offrait trois œillets rouges, retirés d'un vase à l'eau trouble posé sur la table. Toute la classe impatiente se levait d'un bond.
En rentrant, Ivan Dmitrievitch avait toujours quelques regrets confus. Chaque fois il aurait voulu raconter une toute petite chose: cette forêt où il était entré après la bataille, et l'eau de la source qui lui avait renvoyé son visage.
Les journalistes venaient aussi le voir parfois, le plus souvent pour l'anniversaire du début de la bataille de Stalingrad. La première fois, profitant d'une question sur cette bataille, il se mit à tout raconter: Mikhalytch qui ne connaîtrait jamais ses petits-enfants, Serioga à l'air si serein et si insouciant dans la mort, le mitrailleur qui n'avait plus qu'un doigt à chaque main. Mais le journaliste, saisissant habilement le moment où Ivan reprenait son souffle, lui coupa la parole: «Ivan Dmitrievitch, et quel effet a produit sur vous «la Ville-Héros sur la Volga» en cette année de feu 1942?» Ivan fut interloqué. Dire qu'il n'a jamais vu Stalingrad, qu'il ne s'est jamais battu dans ses rues? «Tout Stalingrad brûlait», répondit évasivement Ivan.
Ensuite il s'habitua à ce mensonge innocent et cela arrangeait bien les journalistes, car Staline, à cette époque, redevenait à la mode et «Stalingrad» sonnait bien. Parfois Ivan était surpris de constater que lui-même oubliait de plus en plus la guerre. Il ne parvenait plus à distinguer ses souvenirs anciens des récits pour les écoliers qu'il avait cent fois ressassés et des interviews aux journalistes. Et lorsqu'il évoquait un jour un détail qui passionnait les garçons «Eh oui, notre canon de 76 était formidable, mais il ne pouvait pas percer le blindage frontal du Tigre…», il pensait: «Mais est-ce que c'était vraiment comme ça? Je l'ai lu peut-être dans les Mémoires du maréchal Joukov…»
La fille des Demidov, Olia, grandissait et allait à l'école. Elle connaissait déjà l'histoire lointaine du petit miroir, qui lui semblait fabuleuse et effrayante – son père couché dans un champ glacé, la tête ensanglantée; sa mère, qu'elle ne parvenait même pas à imaginer, le choisissant parmi des centaines de soldats gisant tout autour. Elle savait qu'il y avait eu autrefois une bataille pour laquelle il avait reçu son Étoile – grâce à cela il pouvait acheter des billets de train sans faire la queue.
On lui avait parlé aussi de la blessure de sa mère qui lui interdisait de porter de grosses charges. Cela ne l'empêchait pourtant pas de transporter de grands panneaux de bois, et le père la grondait de son insouciance.
Quand Olia passa ses examens d'entrée à l'Institut des langues étrangères Maurice-Thorez, elle ressentit d'une façon tout à fait particulière la réalité de ce fabuleux passé de guerre. L'amie avec laquelle elle était venue à Moscou lui dit avec une jalousie mal dissimulée: «Toi, bien sûr, tu es certaine de passer. Toi, on te recevra rien qu'au vu de ton état civil – évidemment, la fille d'un Héros de l'Union soviétique…»