Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Il embrassa sa femme, mit dans la poche de sa vareuse deux montres en or, prises de guerre, qu'il espérait troquer contre du pain. Et il se dirigea vers la grand-route.

Le village était mort. Fournaise de midi. Silence sec et poussiéreux. Pas âme qui vive. Seule, au-dessus de la porte du soviet, hurlait la musique du haut-parleur noir. Cette radio avait été amenée par le secrétaire du Raïkom qui avait ordonné de la brancher le plus souvent possible «pour accroître la conscience politique des kolkhoziens». Mais maintenant la radio hurlait simplement parce qu'il n'y avait personne pour l'arrêter.

Et du matin au soir, délirant de faim et serrant contre elle le petit corps de son enfant à grosse tête, Tatiana écoutait les marches de bravoure et la voix du commentateur prête à exploser de joie. Il rapportait les performances de travail des Soviétiques. Ensuite, la même voix, mais sur un ton dur et métallique, criblait de critiques les ennemis qui avaient dénaturé le marxisme, et fustigeait les agents de l'impérialisme.

Ce jour-là, le dernier avant sa longue prostration, dans la chaleur étouffante de midi, Tatiana entendit la chanson à la mode qu'on passait chaque jour. Les mouches noires sonnaient sur les vitres, le village se taisait, écrasé de soleil, et coulait cette chanson douce et tendre comme le loukoum:

A l'entour, tout devient bleu et vert.
A chaque fenêtre chantent les rossignols.
Il n'y a pas d'amour sans un brin de tristesse…

Ivan marchait à grands pas. Dans son vieux sac il rapportait deux pains noirs, un cornet de mil let, une douzaine d'oignons et, enveloppé dans un bout de drap, un morceau de lard. Mais le plus précieux, le litre de lait qui avait tourné depuis longtemps, il l'avait entre les mains. «Avec ça, on va nourrir le gosse, et après on verra…», pensait-il.

Au-dessus des champs flottait une chaleur sèche et épaisse, comme échappée de la gueule d'un four. Un soleil de cuivre brûlant s'enfonçait derrière la forêt, mais on ne sentait guère la fraîcheur du soir.

Il traversa le village désert, inondé de la lumière violette du soleil couchant. Il était parti depuis quatre jours. Au-dessus du soviet la radio continuait à hurler.

En franchissant le seuil, il eut le pressentiment d'un malheur. Il appela sa femme. On n'entendait que le bruissement incessant des mouches. La demi-obscurité de l'isba était traversée par un fin rayon doré. Ivan se précipita dans la chambre. Tatiana était allongée sur le lit, l'enfant dans ses bras, et paraissait dormir. Il souleva en hâte la couverture et colla son oreille sur la poitrine. Sous la rude cicatrice il entendit imperceptiblement battre le cœur. Il poussa un soupir de soulagement. «Eh bien! Je suis arrivé à temps…» Puis il toucha l'enfant. Le petit corps froid et rigide avait déjà un reflet cireux. Derrière la fenêtre la voix douce déversait avec application:

A l'entour, tout devient bleu et vert.
Dans la forêt chantonne le ruisseau.
Il n'y a pas d'amour sans un brin de tristesse…

Ivan bondit hors de la maison et courut vers le Soviet. Aveuglé par les larmes, il se mit à jeter des pierres dans le disque noir du haut-parleur. Il n'arrivait pas à l'atteindre. Enfin touché, le haut-parleur couina et se tut. Un silence vertigineux s'installa. Seul, quelque part au bord de la forêt, comme une mécanique, le coucou lançait son cri lancinant et plaintif.

Le lendemain Tatiana put se lever. Elle sortit sur le pas de la porte et vit Ivan qui clouait les planches de sapin du petit cercueil.

Après avoir enterré leur fils, ramassant leurs maigres bagages, ils prirent le chemin de la gare. Ivan avait appris que dans la bourgade de Borissov, à une centaine de kilomètres de Moscou, on embauchait des chauffeurs pour la construction de la centrale hydroélectrique et qu'on leur fournissait des logements.

C'est ainsi qu'ils s'installèrent dans la région de Moscou. Ivan se retrouva sur un vieux camion dont les ridelles portaient une inscription à la peinture écaillée: «Nous aurons Berlin!» Tatiana alla travailler à la fabrique de meubles.

Et les jours, les mois, les années se succédèrent, calmes et sans histoires. Ivan et Tania étaient contents de voir leur vie prendre ce train ordinaire et paisible. Celui de tout le monde, des braves gens. On leur avait donné une chambre dans un appartement communautaire. Il y avait déjà deux familles, les Fedotov et les Fedorov. Et dans la petite chambre à côté de la cuisine logeait Sofia Abramovna.

Les Fedotov, un couple encore jeune, avaient trois fils, des écoliers que le père battait fréquemment et consciencieusement. Quand les parents étaient au travail, les garnements décrochaient du mur le lourd vélo du père et dans un vacarme d'enfer, écrasant les chaussures des locataires, roulaient à travers le long et sombre couloir où flottait une odeur persistante et aigre de vieux bortch.

Les Fedorov étaient presque deux fois plus âgés que les Fedotov. Leur fils avait été tué juste avant la fin de la guerre, et la mère vivait dans l'espoir que le pokhoronka avait été envoyé par erreur: les Fedorov sont si nombreux en Russie! Secrètement elle espérait qu'il avait été fait prisonnier et que d'un jour à l'autre il allait revenir. Fedorov père avait lui-même fait la guerre du premier au dernier jour et ne se faisait aucune illusion. Parfois, quand il avait bu, n'y tenant plus, excédé par l'attente quotidienne de sa femme, il criait à travers tout l'appartement: «Mais oui, compte là-dessus, il va revenir. Et s'il rentre de captivité, ce n'est pas chez toi qu'il retournera, mais derrière l'Oural, et même encore plus loin [11]

Sofia Abramovna appartenait à la vieille intelligentsia moscovite. Dans les années 30, on l'avait envoyée dans un camp et on ne l'avait relâchée qu'en 46, avec l'interdiction de résider à Moscou et dans une centaine d'autres villes. Pendant cette dizaine d'années de camp, elle avait vécu ce que la parole humaine était impuissante à rendre. Mais ses voisins le devinaient. Quand une querelle éclatait dans la cuisine, Sofia n'essayait pas de se tenir à l'écart, mais s'indignait et jurait avec des mots surprenants. Parfois elle lançait à ses adversaires des formules méprisantes dans leur extrême politesse: «Je vous remercie très humblement, citoyen Fedorov. Vous êtes infiniment courtois.» D'autres fois, elle sortait tout à coup un mot du vocabulaire des camps: «Ecoutez, Fedotov, vous avez encore fait le "chmon [12] " dans mon buffet. Pas la peine de fouillasser. Y a pas d'alcool.»

Mais même au plus fort de ces querelles communautaires, les yeux de Sofia restaient tellement absents que c'était clair pour tout le monde: elle était encore là-bas derrière l'Oural. C'est pourquoi se disputer avec elle n'offrait pas d'intérêt.

Bon gré mal gré, les Demidov se trouvaient entraînés dans ces conflits. Mais leur rôle se bornait le plus souvent à jouer les conciliateurs entre Fedorov et Fedotov qui se bagarraient, et à calmer les femmes qui sanglotaient bruyamment.

Pour eux tous, la vie aurait un peu manqué de sel sans ces altercations. Après les disputes, les voisins se croisaient pendant trois jours sans se saluer et se faisaient la tête. Puis ils se réconciliaient autour d'une table commune et, après avoir bu de la vodka, commençaient à s'embrasser, à se jurer amitié et, les larmes aux yeux, à se demander pathétiquement pardon. Les Fedotov avaient un vieux tourne-disque. Ils le descendaient dans la cour, le mettaient sur un tabouret et, dans le crépuscule mauve du printemps, se rassemblaient tous les habitants de leur petite maison. Ils piétinaient au son d'un tango langoureux, oubliant pour une heure les queues matinales aux cabinets communautaires, les accrochages au sujet d'un morceau de savon disparu, oubliant tout ce qui était leur vie.

Ces soirées plaisaient aux Demidov. Tania mettait la blouse blanche de son mariage, Ivan jetait sur ses épaules une veste avec la brochette de ses décorations. Et ils dansaient ensemble, se souriant, se laissant griser par la douce rêverie des paroles:

Te souviens-tu de nos rencontres
Et de cette soirée d'azur,
Des mots fiévreux et tendres,
O mon aimé, ô mon amour…

Les années coulaient, à la fois lentes et rapides. Insensiblement les fils Fedotov avaient grandi, devenant de jeunes gaillards à la voix de basse. Tous les trois s'étaient mariés et étaient partis ici ou là.

Certains disques avaient vieilli, d'autres devenaient à la mode. Et c'était déjà la jeune génération qui les faisait tourner sur le rebord des fenêtres, en commentant: «Ça, c'est Lolita Torrez… Et ça, c'est Yves Montand.»

Le seul événement qui était resté dans la mémoire d'Ivan durant ces années était la mort de Staline. Et d'ailleurs pas la mort elle-même, puisque ce jour-là, c'était clair, on avait bu et pleuré comme des fontaines, et c'était tout. Non, un autre jour, plus tard, déjà sous Khrouchtchev, quand on avait enlevé le monument de Staline. Pourquoi l'avoir choisi, justement lui, Demidov, pour ce travail? Peut-être parce qu'il était Héros de l'Union soviétique? Le chef de leur parc de véhicules l'avait convoqué. Ivan se retrouva avec les responsables du Parti. On lui expliqua de quoi il s'agissait. Il avait à prendre son Zis cette nuit-là et à faire des heures supplémentaires.

C'est ainsi qu'il avait gardé le souvenir de cette nuit de printemps. On travaillait dans l'obscurité, en éclairant le monument avec les seuls phares des voitures. Il tombait une petite pluie fine qui sentait les bourgeons amers de peuplier. La statue en fonte du Guide brillait comme du caoutchouc. La poulie de la grue commença à travailler: Staline se trouva suspendu en l'air, un peu de travers, se balançant lentement, fixant de son regard les gens qui s'agitaient sous lui. Et les ouvriers le tiraient déjà par les pieds vers la ridelle ouverte du Zis. Le chef d'équipe, près d'Ivan, poussa un grognement et dit à voix basse:

– Des fois, on était aplati en première ligne, tellement arrosés qu'on ne pouvait pas décoller la tête de la terre. Ça sifflait, ça crachait dru comme un arrosoir. Le commissaire politique saute sur ses jambes, avec son petit revolver, tu sais, comme ces pistolets de gosse, et à peine a-t-il crié: «Pour la Patrie, pour Staline, en avant!»… et ça nous arrachait, nom de Dieu! On sautait et on courait… Eh! les gars! Dirigez la tête vers le coin, sans ça il n'entrera pas. Avance, avance un peu…

[11] «Dans mon armée, je n'ai pas de prisonniers de guerre.» La formule de Staline donna lieu à une pratique généralisée: tout militaire soviétique revenant de captivité était envoyé dans les camps. Les militaires prisonniers à la suite d'une blessure ou qui avaient réussi à s'évader subissaient le même sort.


[12] .Fouille (argot des camps).


7
{"b":"93597","o":1}