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Elles bavardaient jusqu'au crépuscule, comme au bon temps d'autrefois. Et comme autrefois venait de temps en temps les voir Ninka la Hongroise. Elle aussi se mettait à consoler Olia, lui racontait les sombres histoires de ses nombreux naufrages, ses espoirs déçus et la noire ingratitude humaine… Mais elle aussi dissimulait mal sa joie: au mois de juin elle ferait sa dernière tournée au bord de la mer Noire. En octobre elle se marierait et fonderait, comme elle disait elle-même en riant, «une famille soviétique modèle».

Oui, tout restait comme avant. Rien ne changeait. Si, peut-être, une seule chose. Maintenant, quand elle rentrait du travail, elle constatait avec dépit que son visage était comme couvert d'un masque poisseux. Elle se précipitait à la salle de bains pour s'en libérer en se frottant les joues. Elle essayait de se rassurer: «Je cours comme une folle ces temps-ci. Et avec cette chaleur…» Elle se souvenait comme Svetka, après le travail se hâtait vers la salle de bains en lui lançant sans s'arrêter: «Attends, Olietchka, on parlera après. Laisse-moi changer de visage.»

Olia comprit qu'il ne s'agissait pas seulement de fatigue et de chaleur.

Avant les congés d'été, il y avait beaucoup de travail au Centre. Il arriva même à Olia de ne pas rentrer à la maison trois jours de suite. Elle passait les nuits au Centre. Dans la journée elle assistait aux entretiens commerciaux et le soir jouait son spectacle habituel au restaurant. Pendant ces trois jours elle n'avait pas eu une seule minute pour aller voir son père à l'hôpital.

Un matin, quand elle put s'y rendre, il l'attendait avec une impatience joyeuse et inquiète. Ils s'installèrent sur leur banc habituel, devant le parterre. Ivan alluma une cigarette. Puis, l'écrasant rapidement, il parla d'une voix sourde. Olia, en entendant cette voix feutrée, eut un frisson intérieur. Elle pensa que son père allait lui poser des questions sur son travail, sur sa vie ou – ce qui serait pire encore – essayer de se justifier. Ivan parla d'autre chose.

– Tu sais, Oliouch, c'est très bien que tu sois venue aujourd'hui. Demain on me fait mes papiers de sortie et on me transfère en détention préventive. Je voudrais te remettre quelque chose. Garde-le et cache-le quelque part. J'ai peur qu'on me l'enlève à la fouille.

Ivan desserra les doigts – dans le creux de sa main brillait l'Étoile d'or.

Olia retourna à la maison dans un autobus brinquebalant et à moitié vide. Il roulait sur l'autoroute périphérique. D'un côté on voyait les nouveaux immeubles en béton, plantés dans l'argile labourée. De l'autre, des champs voiles d'une verdure transparente. Olia était assise, le visage tourné vers la fenêtre pour qu'on ne voie pas ses larmes. Elle s'était mise à pleurer quand, en ouvrant son sac, elle avait vu tout au fond, là où se perdaient d'habitude tantôt les clefs, tantôt le rouge à lèvres, l'Etoile d'or. «Cela, c'est toujours sa vie, pensait-elle avec une tendre amertume. Il croit qu'il y a encore des gens pour se souvenir de cette guerre lointaine, de cet amour sur le front… Ils sont tous comme des enfants. Toute une génération de grands enfants trompés. Pourvu qu'il ne sache rien sur moi! Pourvu qu'il ne sache rien!»

Elle continuait à pleurer en remontant les escaliers jusqu'à son septième étage. Elle n'avait pas voulu prendre l'ascenseur de peur de rencontrer quelqu'un de sa connaissance. Mais dès le sixième, elle entendit le rire et les exclamations joyeuses de Svetka. «Tiens, pensa Olia, Ninka est là et elles sont en train de s'amuser.» Et tout de suite elle sentit comme un petit soulagement. Elle les imaginait déjà s'affairant autour d'elle, l'encourageant, mettant la bouilloire sur le feu. Ninka était sans doute venue faire ses adieux avant de partir pour le Sud. Elle allait être intarissable avec ses histoires. Olia tourna la clé et entra.

La porte de la chambre de Svetka était largement ouverte. Svetka était assise sur son lit et criait dans un horrible rire sanglotant. Ses yeux gonflés, sur lesquels il ne restait plus la moindre trace de rimmel, brillaient, hagards, fous. Sur le plancher, une valise d'où sortaient quelques vêtements. Dans les angles opposés de la chambre – comme si un grand pas les y avait laissés – traînaient ses souliers. Olia s'arrêta sur le seuil sans essayer de rien comprendre de ce hurlement horrible, parce que tout était trop clair. Elle répétait seulement comme une incantation: «Svetka… Svetka…».

Svetka, étranglée de larmes, se tut un instant. Elle était assise, les yeux fermés, tressaillant de tout son corps et respirant de façon saccadée et bruyante. Avec précaution, Olia s'assit auprès d'elle. Svetka sentit sa main sur son épaule et se remit à crier sur un ton encore plus désespéré:

– Olka, un cercueil en zinc… et on ne voit rien… seulement ses yeux à travers la petite vitre… sans cils ni sourcils… peut-être il n'y a rien… dans ce cercueil!

Et en secouant la tête, de nouveau elle fondit en larmes. Et de nouveau, d'une voix entrecoupée, elle cria:

– Une petite vitre… Et seulement ses yeux… seulement ses yeux… Non, il n'y est pas. Non… Brûlé dans l'hélicoptère! Il n'y a rien dans ce cercueil, rien…

Puis, se libérant des bras d'Olia, elle bondit et se précipita vers l'armoire. Elle en ouvrit la porte d'un geste violent et commença à en retirer des boîtes et des cartons qu'elle jetait par terre.

– Et à qui est-ce que ça peut servir maintenant? À qui? criait-elle.

Des cartons déboulaient des chaussures d'homme, des bottes toutes neuves brillant d'un cuir de qualité; s'amoncelaient les chemises aux étiquettes de Beriozka, des jeans, des cravates. En poussant un lourd soupir, Svetka s'écroula comme une masse sur le lit et plongea la tête dans l'oreiller.

Olia, assise à côté d'elle, reconnaissait avec peine son amie dans cette femme vieille et affaissée. Elle lui caressait légèrement la main et murmurait:

– Ne pleure pas, ne pleure pas, Svetka. Tout ira bien, tout finira par s'arranger. Tu vois, pour moi, ça va de travers aussi, et moi je tiens coup… je tiens le coup…

Svetka partait de la gare de Kazan. Elle semblait à présent tout à fait calme et elle plissait simplement les yeux, comme pour ne pas voir la foule joyeuse et agitée. Olia se frayait le passage à côté d'elle, tenant à la main un grand sac en plastique où Svetka avait jeté tout ce qui n'avait pas pu rentrer dans la valise. Le sac était lourd. Le gens, chargés, fonçaient, se bousculaient, s'accrochaient avec leurs bagages. Olia sentait que les poignées du sac s'étiraient lentement et allaient se déchirer. La foule s'avançait avec une lenteur pénible. Visages en sueur, calottes sur les têtes rasées, enfants qui pleurnichaient…

Le compartiment était imprégné d'une odeur chaude de poussière épaisse.

– Mais tu n'as rien pris pour boire en route, se souvint Olia.

Silencieusement, Svetka fit non de la tête. Sautant du wagon, Olia se faufila vers le buffet. Dans la queue, devant une longue vitrine où s'entassaient des sandwiches de saucisson desséché, des œufs durs et des gâteaux secs aux noisettes, elle consultait nerveusement sa montre.

Quand elle parvint sur le quai avec une bouteille de limonade tiède et deux gâteaux dans un sachet, elle vit au-dessus des rails, dans un brouillard gris et chaud, deux feux rouges qui s'éloignaient. Elle resta sur le quai encore un moment, puis posa la bouteille et le sachet sur un banc et se dirigea vers le métro.

Pendant un de ces jours fous du début de l'été, Olia comprit qu'elle était enceinte. Elle prit la chose avec une résignation insensible et fatiguée. «En fait, ça n'a rien d'étonnant, pensait-elle en revenant de la consultation, avec tout ce remue-ménage et énervée comme j'étais… Dans ces conditions-là, on peut en mettre deux au monde sans s'en rendre compte…» Au Centre elle demanda trois jours d'arrêt pour se faire avorter et se remettre d'aplomb.

Elle avait compté les jours et elle savait que cela s'était passé début mai quand, écoutant ce grand Allemand au beau nom, elle avait oublié son rôle. Elle savait d'ailleurs qu'il ne s'agissait pas seulement d'un oubli.

Elle arriva à l'hôpital deux heures avant l'ouverture des services. Dans le silence du matin, elle contourna l'immeuble jaune pâle et, traversant la rue, s'assit, sur un banc dans une petite cour entre de vieux bâtiments à un étage. Sur les fenêtres il y avait des fleurs dans les pots et des statuettes de faïence peinturlurée. «C'est tout comme chez nous à Borissov», pensait-elle. Le soleil léger et transparent emplissait peu à peu la cour, éclairant l'intérieur des entrées aux escaliers de bois, et faisait cligner les yeux d'un chat assis sur un petit banc boiteux. Plus tard, Olia essaya de comprendre ce qui s'était passé, ce petit matin ensoleillé. Elle regardait les fleurs pâles derrière les vitres, le bac avec son sable grêlé par la pluie qui était tombée dans la nuit, les touffes d'herbe qui perçaient du sol piétiné de la cour. Elle regardait comme si elle le voyait pour la première fois. Même la terre grise et ordinaire, mêlée de sable, était étonnamment présente à ses yeux, tout près, avec ses petites pierres, ses brindilles, ses allumettes brûlées. Elle ressentit tout à coup une tendresse aiguë et saisissante pour ce regard neuf, cet étonnement joyeux et muet. Ce regard ne lui appartenait plus. Elle le sentait en elle-même déjà comme quelque chose de séparé d'elle, mais en même temps proche, palpitant, inséparable de sa respiration et de sa vie… Il lui semblait qu'elle l'éprouvait presque charnellement. Elle suivait des yeux le chat qui lentement traversait la cour en secouant ses pattes et en redressant la queue. Olia savait qu'elle n'était pas seule à le regarder et savait pour qui elle marmonnait silencieusement: «Ah! le joli petit minet… Regarde les belles moustaches, la queue blanche, les petites oreilles grises… Allons le caresser…»

Les maisons commençaient à s'éveiller. Des entrées sortaient d'un pas affairé des gens qui se hâtaient vers l'arrêt des bus. Olia les suivit. En rentrant, elle se coucha sans se déshabiller et s'endormit tout de suite. Vers le soir elle fut réveillée par le piaillement strident des martinets. Longtemps elle resta couchée, regardant le crépuscule qui s'épaississait derrière la fenêtre ouverte. Parfois du haut d'un balcon parvenait une voix féminine:

– Maxime, Katia, rentrez! Combien de fois dois-je vous appeler?

Et tout de suite retentissait en écho un duo aigu:

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