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– Attends, Liocha, murmura la vendeuse au milicien. Je vais d'abord reconduire les étrangers.

À cet instant entrèrent à la Beriozka deux Japonais vêtus presque de la même manière. On aurait pu les prendre pour des jumeaux si l'un d'eux n'avait pas été un peu plus grand. Des costumes sombres et officiels, des cravates au léger scintillement.

Souriants, ils s'approchèrent de la vitrine et comme s'ils ne remarquaient ni la vitre brisée, ni le milicien, ni même le vieillard à la main ensanglantée, ils se mirent à parler dans un anglais mélodieux. La vendeuse, secouant sa torpeur, leur tendit un long étui en cuir noir. Ivan les regardait, presque envoûté. Il sentait que la vie, semblable à la lentille d'eau dérangée par une pierre, allait de nouveau retrouver cet équilibre policé qui lui était si étranger.

Les Japonais, ayant réglé leur achat, se dirigèrent vers la sortie; le milicien fit un pas vers Ivan, écrasant un éclat grinçant. Ivan alors empoigna une statuette posée sur le comptoir et se jeta à leur poursuite. Les Japonais se retournèrent. L'un d'eux eut le temps d'esquiver le coup. L'autre, percuté par Ivan, s'écroula sur les dalles.

Ivan frappait en aveugle sans réussir à les toucher vraiment. Ce qui effrayait, c'était son cri et son imperméable maculé de sang. Les Suédois se précipitèrent vers la porte, en glapissant et se poussant les uns les autres. Les doigts d'Ivan, en frappant, lâchèrent une figurine d'ourson olympique en bronze qui fit voler en éclats la devanture vitrée. Ce genre de souvenir ne s'était pas vendu pendant les Jeux, personne ne voulant se charger d'un tel poids. Toute la série avait été envoyée en province; celui-là seul était resté. Les vendeuses s'en servaient comme presse-papier sur le comptoir…

Almendinger vint à la Beriozka peu avant la fermeture. Il était content de connaître si bien Moscou, de pouvoir y arriver non par la rue Gorki, mais en suivant les petites ruelles ombragées. L'une d'elles lui plaisait particulièrement. Elle était calme, presque déserte. On longeait le vieux bâtiment en brique d'une manufacture de tabac. Derrière ses murs on entendait le bruit sourd et régulier des machines. L'odeur un peu arrière du tabac coulait tout au long de la ruelle.

«Je vais maintenant oublier tout cela petit à petit, pensait Almendinger. Tous ces chiffres, ces numéros de téléphone moscovites, toutes ces ruelles tortueuses… Et aussi cette odeur. Cela sera précisément une occupation jusqu'à la mort – oublier…»

La vitrine latérale, dans la Beriozka, était protégée par un cordon tendu entre deux chaises. Les vendeuses discutaient à mi-voix. Almendinger ne saisit que «Fou… complètement fou…» Derrière le comptoir travaillait un vitrier. Penché sur la table, il traçait dans un crépitement sec une longue rayure avec son diamant. Puis, dans un bref tintement musical, il rompit la vitre.

Almendinger sourit et demanda à la vendeuse de lui présenter une petite montre de femme en or. «Peut-être vaudrait-il mieux acheter un collier ou un bracelet, par exemple celui-ci, en argent, avec des améthystes et des émeraudes? Bien sûr, ce serait beaucoup plus simple de lui demander ce qu'elle préfère. Mais que faire? Je deviens vieux… C'est tentant déjouer les Santa Klaus ou plutôt les Monte-Cristo du troisième âge…»

Après une belle matinée, le soleil se cacha et le soir fut gris, mais comme toujours en cette saison, lumineux et étrangement spacieux. A la sortie, Almendinger tourna à gauche, entra dans un square aménagé sur une place à l'air un peu provincial. Au centre du square s'élevait une immense colonne de bronze couverte d'un entrelacs de lettres russes et géorgiennes – le monument en l'honneur de l'amitié entre les deux peuples. Il s'assit sur un banc et, avec un plaisir incompréhensible, se mit à regarder les gens, les longs bus qui, avec une souplesse fatiguée, contournaient le square. Il surprenait des gestes et des bribes de conversation, sans aucune importance pour lui et, en raison de cela, si attrayants.

Non loin de là, il y avait un magasin de chaussures. Les gens emportaient leurs cartons, encore tout échauffés par la bousculade et la joie d'un achat. Une femme s'assit sur le bord du banc, près de lui, et enlevant ses vieux escarpins éculés, mit ceux qu'elle venait d'acheter. Elle tourna et retourna son pied, l'examinant de tous côtés, puis se leva, piétina sur place – ne sont-ils pas trop étroits? – et se dirigea vers le bus. De dessous le banc les vieilles chaussures abandonnées pointaient leur nez.

Almendinger se rendit compte qu'il tenait toujours dans la main le petit paquet de la Beriozka. Il ouvrit sa serviette et glissa l'achat dans une pochette en cuir. Il vit les liasses de papier, les dossiers bien rangés et sourit. Un passant éméché s'approcha et lui demanda:

– Dis, l'ami, tu n'aurais pas des allumettes?

Souriant toujours, Almendinger lui tendit un briquet. Quand, après quelques tentatives, l'homme alluma sa cigarette et, bredouillant un «merci, l'ami, tu m'as dépanné», voulut rendre le briquet, Almendinger n'était déjà plus là. Déjà il marchait en direction de la ruelle aux odeurs de tabac amer.

Ivan resta longtemps à l'hôpital, se remettant lentement de la crise cardiaque qui l'avait frappé dans la voiture de la milice. L'enquête suivait son cours. Il n'y avait pas de lourdes charges contre lui. Et pourtant l'histoire restait ennuyeuse, L'ambassade envoya une note au ministère des Affaires étrangères. Dans un journal suédois parut un article: «Un hold-up manqué dans une Beriozka de Moscou.» «Radio Liberté», dès le lendemain, relatait les faits en citant les noms exacts de tous les participants. Tout le monde savait que cette histoire se transformerait bientôt en une de ces anecdotes piquantes qu'on raconte au cours des cocktails diplomatiques: «Vous savez, ça s'est passé dans la Beriozka même. Et par-dessus le marché, un Héros de l'Union soviétique! Une Étoile sur la poitrine… Mais non, il a eu son expertise. Psychiquement, un homme absolument normal… Vous avez raison. C'est peut-être ce qu'on appelle le syndrome de la Vieille Garde. Vous avez entendu ce qu'a dit Smirnov à ce sujet? Une vraie perle! C'est lui qui a dû étouffer tout cela. Quand on l'a mis au courant, il a hoché la tête et bougonné: "Oui, les Vétérans gardent longtemps leur jeunesse d'âme…" Et à propos, vous savez, la fille du Vétéran… Oui, oui… Et encore un détail tout à fait piquant…»

Au début du mois de juin on transféra Ivan en détention préventive. Pendant qu'il était à l'hôpital, Olia passait le voir presque chaque jour. Ils n'avaient pas grand-chose à se dire. Olia tirait de son sac les derniers journaux, des fruits, de la nourriture, s'informait de sa santé. Puis ils descendaient, s'asseyaient sur un banc devant un parterre qui répandait le parfum amer des calendulas orange.

Durant ces deux semaines, en empruntant de l'argent à droite et à gauche et en échangeant ses devises, elle régla les comptes avec la Beriozka. Elle téléphona à Alexeï. C'était tantôt le père, tantôt la mère qui décrochait et chaque fois on lui répondait poliment qu'Alexeï n'était pas là. La mère ajoutait: «Tu sais, Olietchka, il prépare en ce moment le Festival de la jeunesse. Il est parti en France régler quelques problèmes au sujet de la composition de la délégation.» Olia remerciait et raccrochait.

Parfois elle était envahie par un désir douloureux dans son irréalité: comme l'enfant qui a cassé une tasse, elle voulait revenir en arrière, tout rejouer pour que la tasse ne glisse pas des mains, pour qu'il n'y ait pas ce silence sonore et irrémédiable. Mais même ce regret douloureux disparut.

Avec un étonnement incrédule elle vit qu'elle commençait à s'habituer à cette situation qui, il y avait quelque temps encore, lui avait paru inconcevable. Elle s'habituait à ce parterre orange, à ce vieil homme maigre qui dans l'étouffement fade de sa chambre allait à sa rencontre, aux regards curieux et impitoyables dans les couloirs du Centre. Et que rien n'eût changé radicalement lui paraissait inquiétant.

Il faisait très chaud à Moscou à la fin du mois de mai. Parfois, par les fenêtres ouvertes du Centre, on entendait la longue et lente sirène d'un navire venant de la Moskova. Il semblait que l'on sentît même l'odeur chaude et vaseuse, l'odeur des planches humides de l'embarcadère chauffé par le soleil. Et le soir, dans les feuillages touffus, les réverbères bleuissaient déjà comme en été. Au restaurant, au milieu de l'odeur dense des plats épicés et des parfums, tintait avec une fraîcheur agréable une petite cuillère ou un couteau.

Svetka consolait Olia comme elle pouvait. Mais elle s'y prenait maladroitement tant elle était heureuse elle-même à ce moment-là. Son Volodia lui avait envoyé peu avant sa photo souriante et une lettre où il lui promettait de venir pour tout un mois en permission. Sur la photo on voyait très bien deux grandes étoiles à ses épaulettes.

– Non, si Gorbatchev n'arrête pas en Afghanistan, commentait-elle, c'est sûr que Volodia reviendra avec ses trois étoiles de colonel. Evidemment, là-bas pour lui ce n'est pas drôle. Mais est-ce que c'est mieux ici? Il serait depuis longtemps dans une garnison au diable, quelque part à Tchoukotka… Ah! vivement le mois d'août! On filera en Crimée, on louera une petite baraque près de la mer. Au moins il bronzera normalement. Tu sais, la dernière fois qu'il est venu… La tête comme un nègre, seulement les dents qui brillaient… et le reste tout blanc!

Elle se rattrapait, honteuse de sa joie:

– Écoute, Olia, il ne faut pas t'en faire. Ton père, de quoi peuvent-ils l'accuser? Seulement une bagarre, et à la rigueur ils ajouteront l'état d'ivresse. Il aura un an avec sursis, au bout du monde… Quant à ton diplomate, ne t'en fais pas. Les hommes, tu sais, c'est toujours comme ça.

Un de perdu, dix de retrouvés. Tiens, à son retour Volodia te fera connaître un de ses amis de régiment. Et peut-être même ton diplomate te reviendra. Bien sûr, son père et sa mère l'auront dressé contre toi. Tout se calmera et s'oubliera. Et s'il ne revient pas, qu'il aille au diable! Tiens, souviens-toi de Katioukha qui travaillait avec les States. Elle a épousé un type de ce genre. Et lui, il l'embêtait tout le temps. «Tu n'as pas, disait-il, d'intuition esthétique, de perception du style. Tu n'es pas capable de distinguer Bonnard de Vuillard…» Toute cette élite artistique se rassemblait chez eux, se vautrait dans les fauteuils, dégustait de la Veuve Cliquot et «distinguait»… Elle, tu te souviens, c'est une fille nature. Un jour, elle en a eu assez de toutes ces pimbêches historiennes de l'art et de ces types à voix aiguë. Ils parlaient justement de Picasso. Et elle, tout d'un coup, elle a lâché cette devinette marrante: «Quelle différence y a-t-il entre Picasso et la reine d'Angleterre?» Oui, c'est une histoire écu-lée. On te l'a racontée déjà cent fois: «Picasso n'a eu qu'une fois dans sa vie une période bleue, et la reine, tous les mois… Eh oui, elle a le sang bleu!» Tu vois d'ici la tête qu'ils ont faite, tous ces intellectuels! Son mari a explosé: «Ce n'est pas seulement une obscénité – j'en ai l'habitude. C'est un sacrilège!» Les idiots, ils auraient mieux fait de rire au lieu de jouer les constipés. Katioukha n'a pas encaissé et leur a jeté: «Des barbouillages, votre Picasso! Un marchand, et rien d'autre. Il a bien compris que la demande, c'est ce genre de vomissure – ça vous plaît – et il a vomi…» Quel charivari! Les femmes foncent dans le couloir, mélangent leurs visons. Les hommes piaillent: «Le complexe d'Erostrate!» Son cher mari pique une crise d'hystérie… Il a déjà introduit le divorce, le salaud. Il lui donnait des leçons sans arrêt: «La vie est un acte esthétique…» Et lui, il se faisait des piqûres contre l'impuissance. L'esthète!

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