Dans chaque mouvement d'air la femme était présente. La nature était femme! Avec ce vertige enivrant des gros flocons qui me caressaient le visage. Avec les longs cris langoureux des choucas qui saluaient le redoux. Avec la couleur fauve plus vive des troncs de pins sous le lustre humide du givre fondu.
La neige molle, les cris d'oiseaux, l'écorce rouge mouillée, tout était femme. Et, ne sachant comment exprimer mon désir d'elle, je poussai soudain un terrible rugissement bestial.
Et j'écoutai, en respirant lourdement, son long écho pénétrer dans la tiédeur silencieuse de l'air, dans les profondeurs secrètes de la taïga…
Je longeai, un moment, la voie ferrée, en marchant sur les traverses. Puis, quand les rails furent recouverts d'une neige toujours plus épaisse, j'attachai mes raquettes et m'engouffrai dans la forêt. Pour raccourcir. Je décidai d'aller à Kajdaï. Je ne pouvais plus attendre. Il me fallait tout de suite comprendre qui j'étais. Faire quelque chose avec moi-même. Me donner une forme. Me transformer, me refondre. M'essayer. Et surtout découvrir l'amour. Devancer la belle passagère, cette fulgurante Occidentale du Transsibérien. Oui, avant le passage du train, je devrais me greffer dans le cœur et dans le corps ce mystérieux organe: l'amour.
La ville, plongée dans son morne quotidien d'hiver, semblait peu disposée à partager mon exaltation. Ses rues tressaillaient lourdement au passage d'énormes camions chargés de longues grumes de cèdre. Les hommes apparaissaient sur le seuil de l'unique magasin de vins en plongeant les bouteilles au fond de leurs touloupes. Les femmes, les bras alourdis de filets de provisions, marchaient d'un pas pesant, blindées dans l'armure de leurs manteaux épais. Le vent qui soufflait de plus en plus fort criblait leurs visages de cristaux de neige. Elles n'avaient pas de main libre pour s'essuyer. Il leur fallait incliner le front et, de temps à autre, souffler bruyamment en secouant la tête, comme font les chevaux qui veulent chasser les frelons. Entre les hommes, pressés d'effacer la trace d'une pénible journée dans une gorgée de vodka, et les femmes qui avançaient comme des brise-glace dans l'ouragan de neige, aucun lien pensable. Deux races étrangères. En plus, le vent avait dû provoquer une panne d'électricité. Tantôt l'un, tantôt l'autre côté de la rue plongeait dans l'obscurité. Les femmes accéléraient le pas en serrant les poignées de leurs sacs. Elles se ressemblaient tellement les unes les autres qu'au bout d'un moment je crus reconnaître les mêmes visages, comme si, s'égarant, elles tournaient en rond dans cette ville noire…
Je passais moi aussi un bon quart d'heure à errer sous les rafales blanches. Je n'osais pas m'approcher de l'endroit où tout allait se jouer: cette aile déserte de la gare. Là où l'on pouvait rencontrer celle que je cherchais. Je savais déjà comment il fallait faire. Nous l'avions vu un jour avec Samouraï. Elle était assise au bout d'une rangée de sièges bas en contreplaqué verni, dans cette annexe de la salle d'attente où personne n'attendait jamais personne. Il y avait aussi un buffet où une vendeuse sommeillait en déplaçant les tasses et les sandwichs aux tranches de fromage racornies. Et un kiosque à journaux aux présentoirs poussiéreux, toujours fermé. Et cette femme qui se levait de temps à autre, s'approchait du tableau des horaires et le scrutait avec une attention exagérée. Comme si elle cherchait quelque train connu d'elle seule. Puis elle allait se rasseoir.
Nous avions vu que l'homme qui s'était assis sur le siège voisin lui avait montré un billet de cinq roubles froissé. Nous étions devant le kiosque et nous faisions semblant d'examiner avec intérêt les couvertures de revues vieilles de plusieurs mois. Nous avions entendu leur chuchotement bref. Nous les avions vus partir. Elle avait les cheveux d'un roux éteint, recouverts d'un fichu de laine ajouré…
C'est elle que je vis dans la petite salle d'attente déserte. Je traversai cet espace sonore à pas tendus, en marquant sur les dalles glissantes les traces de mes bottes. Elle était là, sur son siège. Mon regard effarouché ne retint que la couleur de ses cheveux. Et le contour de son manteau d'automne déboutonné sur un collier à deux rangées de perles rouges.
Je m'approchai du kiosque fermé, j'examinai la photo des deux derniers cosmonautes, leurs sourires radieux, puis le visage lisse de Brejnev sur une autre couverture. On n'entendait ici que le grincement de la porte dans le grand hall à côté, et le tintement des verres que la vendeuse somnambulique rangeait dans son buffet.
Je regardais sans les voir les visages lustrés des cosmonautes, mais tous mes sens, comme les antennes d'un insecte, exploraient ce lien ténébreux en train de se tisser entre moi et la femme rousse. L'air terne de cette salle d'attente semblait tout imprégné de l'invisible matière formée par nos deux présences. Le silence de cette femme derrière mon dos. Son attention factice aux annonces sourdes du haut-parleur. Sa vraie attente. Son corps sous le manteau marron. Le corps dans lequel s'instillait déjà mon désir. La présence d'une femme que j'allais posséder et qui ne le savait pas encore. Et qui était pour moi un être singulier et terrifiant dans cet univers de neige…
Je me détachai avec effort du présentoir de journaux, fis quelques pas dans sa direction. Mais, involontairement, ma trajectoire s'incurva et, contournant les sièges, me repoussa vers le grand hall. Le cœur haletant, je me retrouvai devant le tableau des horaires. Le Transsibérien y était marqué en grandes lettres, et quelques trains locaux en plus petites.
Je ressentis soudain un minuscule reflet de cette infinie tristesse que la prostituée rousse devait éprouver chaque soir devant ce tableau. Les villes, les heures. Départs, arrivées. Et toujours cette unique voie 1. Oui, ces étranges trains qu'elle semblait manquer durant des semaines et des semaines. Et pourtant, elle se levait souvent, et consultait les horaires avec tant d'attention. Elle tendait l'oreille à chaque mot du haut-parleur enroué. Mais le train repartait sans elle…
Debout devant le tableau, je rassemblai mes forces avant de franchir le seuil de la petite salle. Je vérifiai si ma chapka était bien posée sur ma tête – de manière «adulte», inclinée vers une oreille et laissant échapper quelques boucles au-dessus des tempes. À la cosaque. Je tâtai dans ma poche le billet devenu moite sous ma paume en feu. Comme par malheur, je n'avais pas de billet de cinq roubles, mais un de trois enroulé autour de deux roubles en métal, je me disais que la rousse risquait de ne voir que cette boule verdâtre de trois roubles et me chasser d'un petit rire méprisant. Mais je ne pouvais pas non plus étaler devant elle tout mon trésor! Quant à essayer de l'échanger contre un seul billet, c'eût été me trahir tout de suite: n'importe quelle vendeuse aurait facilement deviné, pensais-je, à quel tarif correspondaient ces cinq roubles fatals.
Dans ma courte touloupe serrée à la taille par une ceinture de soldat – en cuir épais, avec une boucle en bronze portant une étoile bien astiquée – je ressemblais à n'importe quel jeune bûcheron. Mon âge devenait invisible sous cet accoutrement commun à tous les hommes du pays. En plus, j'avais des yeux de loup, gris, légèrement tirés vers les tempes. Ceux des enfants qui naissent avec des yeux d'adulte…
Je jetai le dernier regard sur l'heure du départ de quelque train inutile. Je me retournai. La porte vitrée de la petite salle concentra dans sa poignée toute mon angoisse et toute la fureur de mon désir. Derrière elle, un espace rempli à ras bord par le scintillement vermeil de son collier…
Je tirai la poignée. J'allai, cette fois sans détour, vers la femme rousse… J'étais à deux pas d'elle quand la lumière s'éteignit… Il y eut quelques criaillements apeurés de passagers dans le grand hall, quelques jurons, le piétinement d'un employé balayant l'obscurité de sa lampe.
Nous nous retrouvâmes sur le quai, elle et moi, sous les vagues blanches de la tempête. C'était le seul endroit plus ou moins éclairé. Par les feux du Transsibérien qui, s'étirant pesamment, se déversait dans la gare. Essoufflée et toute couverte de neige, la locomotive perça par son projecteur une longue colonne lumineuse dans la tourmente blanche. Les fenêtres des wagons jetèrent sur le quai des rectangles d'une lumière douce. Les tourbillons neigeux se ruèrent sur ces rectangles jaunes comme des papillons de nuit sur le halo d'un réverbère.
Déjà, les rares passagers qui devaient prendre le train à cette gare étaient montés dans leurs wagons. Déjà, ceux qui devaient descendre s'étaient noyés dans la tempête, dans les ruelles courbes de Kajdaï… Nous restions seuls, elle et moi. Voyageurs sans bagages, prêts à sauter sur le marchepied en entendant le sifflet? Ou parents improbables décidés à attendre jusqu'au bout? Jusqu'au tout dernier reflet du visage d'un proche emporté dans la nuit?
Nous sentions dans notre dos le regard du redoutable milicien Sorokine qui, le nez enfoui dans le large col de sa touloupe, faisait les cent pas sur le quai enneigé. Lui aussi attendait le sifflet du départ. Il semblait hésiter: aller coincer la Rousse et lui extorquer trois roubles, son impôt habituel, ou bien épingler ce jeune paysan, moi, le traîner dans un petit bureau enfumé pour s'amuser, un bout de nuit, à lui faire peur. Ce qui déconcertait cet homme obtus, engourdi, c'était notre couple. Conscients de la présence menaçante de ce gardien de la paix véreux, nous nous étions peu à peu rapprochés l'un de l'autre. A deux, nous devenions étrangement inattaquables. C'était surtout moi qui la protégeais. Oui, je protégeais cette grande femme vêtue d'un manteau d'automne qui lui cachait à peine les genoux. La main sur la boucle de la ceinture, je bombais la poitrine, en fixant le carré lumineux de la fenêtre qu'elle fixait, elle aussi. Le milicien ne parvenait pas à nous dissocier: et si ce jeune villageois était quelque neveu ou cousin de la Rousse?
La neige fraîche gardait l'empreinte de nos pas qui se rapprochaient imperceptiblement. Et derrière la fenêtre, dans un compartiment calfeutré, se laissait deviner une silhouette féminine. Les gestes calmes du soir. Le grand verre de thé chaud sur lequel on doit souffler longuement, le regard perdu dans cette tempête blanche qui fait crisser la vitre. Ce regard s'arrête distraitement sur deux ombres diffuses au milieu du quai désert. Qu'est-ce qu'elles peuvent bien attendre là?
Le train, éveillé par le sifflet, s'ébranla et retira sous nos pieds le carré éclairé. La gare était toujours plongée dans l'obscurité. Notre couple n'avait plus que quelques instants à vivre…