Nous ouvrions la porte de la pièce, puis celle de l'entrée. Nous nous jetions dehors sous le frémissement sonore des étoiles, dans le froid dense de la nuit…
Une seconde après, nous nous arrêtions, nus, au bas du talus qui descendait vers l'Oleï. Un, deux, trois! et nous nous faisions tomber à la renverse dans la neige vierge. Nous ne sentions aucun froid. Car nous n'avions plus de corps.
Le bruit cristallin des étoiles. Le bruit sourd de nos cœurs. Ces cœurs semblent abandonnés, tout seuls, enfouis dans la neige pure et sèche. Le ciel noir nous aspire dans son abîme empli de constellations.
Un instant… Et puis, la légère vapeur qui montait au-dessus de nous se dissipait. Nous commencions à ressentir notre peau que brûlait la neige fondue, nos épaules, nos cheveux humides tirés par la croûte de glace qui se formait déjà…
Nous revenions dans nos corps.
Et, nous dressant d'un bond sur nos jambes pour ne pas détruire nos belles empreintes sur la neige, nous courions vers les bains…
Ce soir-là, Samouraï était comme d'habitude assis dans son baquet préféré. C'était presque une petite baignoire en cuivre qu'il astiquait de temps en temps avec du sable de la rivière. Il repliait ses longues jambes et plongeait. Moi, je m'allongeais sur un banc.
La pièce paraissait toute différente après notre escapade sous le ciel glacé. La chaleur n'étouffait plus, mais enveloppait agréablement les corps retrouvés. Les odeurs étaient toujours vives, mais plus distinctes, clarifiées. Il était si délicieux de humer le souffle chaud et sec des pierres, puis, en tournant légèrement la tête, d'aspirer la senteur d'un bouquet de bouleau oublié dans le bassin. Et suivre une lente progression à travers l'obscurité d'une autre odeur, celle de l'écorce qui brûlait dans le poêle.
Après l'agitation de l'enfer, après l'instant de disparition sous les étoiles, cette pièce remplie de pénombre douce et tiède devenait pour nous un étrange paradis à l'approche de la nuit. Nous restions longtemps immobiles, rêveurs. Ensuite, Samouraï allumait son cigare…
Il en alluma un aussi ce soir-là. Un vrai havane, qu'il tira d'un étui en fin aluminium. Je savais que des cigares comme ça ne se vendaient que dans la ville, à Nerloug, à trente-sept kilomètres de notre village, et qu'ils coûtaient soixante kopecks la pièce, étui compris – une fortune! – quatre déjeuners à l'école!
Mais Samouraï semblait ne pas se préoccuper du prix. Il tendit le bras, attrapa la hache qui traînait près du poêle et, mettant son gros cigare sur le rebord plat du baquet, coupa d'un geste bref et précis un petit bout marron.
Après la première bouffée, il s'installa encore plus confortablement dans l'eau et énonça sans préambule, en regardant le plafond noirci de l'isba:
– Olga a dit que tous ces petits moujiks qui fument leurs petites clopes, leurs cigarettes puantes, ne savent pas vivre.
– Comment ça, ne savent pas vivre? demandai-je en relevant la tête de mon banc.
– Ils acceptent la médiocrité.
– Quoi?
– Oui, ils se veulent moyens. Elle a très bien dit cela. Ils s'imitent les uns les autres. Un boulot moyen, une femme moyenne à qui ils vont faire l'amour moyennement. Des médiocres, quoi…
– Et toi?
– Moi, je fume des cigares.
– C'est plus cher, c'est ça?
– Pas seulement. Fumer un cigare, c'est un… euh… un… C'est un acte esthétique.
– Quoi?!
– Comment t'expliquer? Olga en parle si bien…
– Esthé… C'est quoi?
– En fait, c'est la façon. Tout dépend de la façon dont on agit et pas de ce qu'on fait…
– Non, mais ça, c'est normal. Sinon, on se serait fouettés avec des orties…
– Ouais… Seulement, tu vois, Juan, Olga dit que la beauté commence là où la façon devient tout. Où seule la façon compte. On ne s'est pas fouettés pour se laver. Tu comprends?
– Non, pas vraiment…
Samouraï se tut. Le nuage odorant de son cigare ondoya au-dessus de son baquet. Je sentis qu'il cherchait des mots pour interpréter ce qu'Olga lui avait expliqué.
– Tu vois, murmura-t-il enfin, en aspirant une bouffée, les yeux mi-clos. Elle dit, par exemple, que quand on est avec une femme, on n'a pas besoin d'avoir un sexe gros comme ça! (Samouraï attrapa la hache et brandit sa longue poignée légèrement courbée.) Que c'est pas ça qui compte…
– Elle t'a parlé de ça?!
– Oui… Enfin pas avec les mêmes mots.
Je me relevai sur mon banc pour mieux voir Samouraï. J'espérais qu'il allait divulguer un grand mystère.
– Mais alors, qu'est-ce qui compte quand on «fait» une femme, demandai-je d'une voix faussement neutre pour ne pas effaroucher ses aveux.
Samouraï resta muet, puis, comme s'il était déçu d'avance par mon incompréhension, il répondit un peu sèchement:
– La consonance…
– Euh… La consonance comment?
– La consonance de tout – de lumières, d'odeurs, de couleurs…
Il remua dans son baquet, en se tournant vers moi, et se mit à parler avec entrain:
– Olga dit que le corps d'une femme arrête le temps. Par sa beauté. Tout le monde court, s'agite… Et toi, tu vis dans cette beauté…
Il continuait à parler, d'abord par saccades, puis d'une voix de plus en plus assurée. Probablement ne comprit-il ce qu'Olga lui avait confié que lorsqu'il se mit à me l'expliquer.
Je l'écoutais distraitement. Je crus saisir l'essentiel. C'était le visage de la blonde inconnue sur la rive que je revoyais maintenant. Oui, c'était une consonance: le ruissellement de l'Oleï, sa fraîcheur, le souffle odorant du feu de bois, le silence attentif de la taïga. Et cette présence féminine intensément concentrée dans la courbe tendre du cou de la blonde inconnue que je dévisageais par-dessus la danse des flammes.
– Sinon, tu comprends, Juan, l'amour serait comme chez le bétail. Tu te souviens, l'été dernier, à la ferme…
Oui, je me souvenais. C'étaient les premières journées chaudes du printemps. Au retour de l'école, nous traversions le kolkhoze voisin. Soudain, les meuglements furieux d'une vache explosèrent dans une longue bâtisse en rondins, étable émergeant de la boue épaisse faite de neige et de fumier mélangés.
– Ils doivent l'abattre, les salauds! lança Outkine, indigné, le visage altéré par la douleur.
Samouraï émit un bref ricanement et nous fit signe de le suivre. Nous nous approchâmes de la porte entrouverte, en retirant péniblement nos bottes de la boue collante.
À l'intérieur, dans un réduit séparé du reste de l'étable par une solide barrière en grosses planches, nous vîmes une vache rousse aux belles taches blanches sur le ventre. Ses jambes étaient entravées. Sa tête, aux cornes coupées, était attachée aux planches de la barrière. La vache remuait lourdement dans son enclos. Et sur sa croupe se hissait avec une maladresse pesante et sauvage un énorme taureau. Trois hommes, à l'aide de grosses cordes, guidaient cet assaut acharné. Dans les naseaux le taureau avait un anneau auquel était accrochée une chaîne que tenait l'un des hommes. Le taureau poussait des hurlements féroces en piétinant le sol boueux de ses pattes de derrière et en entourant des deux autres le dos de la vache. Le corps de celle-ci était soutenu par une sorte de support afin que ses jambes ne se cassent sous ce poids monstrueux.
La chose qui se dressait sous le ventre du taureau subjugua notre regard par la puissance de son tronc violacé, noduleux. Ce tronc luisant de sang sombre battait lourdement le bas de la croupe blanche de la vache. L'un des hommes lança un cri à l'intention de celui qui se tenait le plus près du taureau. Dans l'agitation et le piétinement, l'autre sembla ne pas entendre.
C'est à ce moment que le taureau poussa un râle assourdissant. Nous vîmes que l'énorme tronc sous son ventre tressaillait et propulsait un jet puissant sur la croupe blanche. Les hommes se mirent à crier. Le kolkhozien qui se trouvait le plus près empoigna alors très adroitement le tronc et le planta au bon endroit. Les deux autres continuaient à hurler et paraissaient l'apostropher pour son retard.
Toute la masse du taureau s'ébranlait dans de pesantes secousses. Les supports qui soutenaient le corps de la vache vibraient et laissaient entendre des crissements répétés. Nous voyions que la peau du taureau était parcourue de rapides frissons. Son mugissement devenait plus sourd, comme essoufflé…
La machine de l'accouplement ralentissait sa marche et les hommes qui suivaient sa mécanique poussaient déjà des soupirs de soulagement, essuyant leur front en sueur.
Dehors, sous le soleil éclatant, nous nous dirigeâmes vers Svetlaïa. Et nous sentions un pénible engourdissement dans tous nos membres. Comme après un effort surhumain ou après une longue maladie… Outkine nous regarda tous les deux avec un visage crispé et s'écria d'une voix fêlée:
– Mon oncle a raison quand il dit que l'homme est l'animal le plus cruel sur cette terre!
– Ton oncle est un poète, soupira Samouraï en souriant. Tout comme toi, Outkine. Et les poètes ont toujours peur de la vie…
– La vie? répéta Outkine sur un ton très aigu. Et il marcha plus vite en pointant son épaule droite vers le ciel. Son exclamation résonnerait longtemps dans ma tête.
Samouraï me regardait depuis son baquet. Visiblement, il attendait la réponse à la question que je n'avais pas entendue, tout à mes souvenirs de la machine charnelle à la ferme.
– Et Olga, elle est qui? demandai-je pour cacher mon inattention.
– Qui apprend beaucoup, vieillit vite, répondit Samouraï avec un vague sourire.
Il se leva lentement, enjambant le bord du baquet.
– On va y aller, il est déjà tard, ajouta-t-il en me jetant ma grande serviette en lin.
Au retour, on marchait rapidement. Les corps que nous avions à présent sous nos courtes touloupes de mouton étaient de nouveau sensibles au froid, comme nos regards l'étaient à l'effrayante beauté du ciel glacé. Ce ciel ne nous aspirait plus, mais nous écrasait par son dur cristal nocturne. Le vent cinglant nous lacérait le visage.
L'isba d'Olga se trouvait à l'autre bout du village. Avant de me quitter, Samouraï s'arrêta et dit d'une voix un peu tendue à cause des lèvres gelées:
– Elle pense que l'essentiel c'est de réussir sa mort. Que l'homme qui rêve d'une belle mort aura aussi une vie extraordinaire. Mais ça, je ne l'ai pas encore compris comme il faut…
– Et qui peut réussir sa mort? demandai-je en décollant mes lèvres avec effort.