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– Cette chanson, murmure Outkine, me rappelle bizarrement une histoire que Samouraï m'a racontée un jour. Il s'en voulait de m'avoir parlé des prisonniers violés au camp, de toutes ces saletés que d'ailleurs je savais déjà. J'étais pour lui un enfant, et puis tu connaissais Samouraï… Quand les miliciens ont emporté le prisonnier gelé et nous ont laissés seuls, Samouraï m'a montré son nez, tu te rappelles ce nez de boxeur qu'il avait? Et il m'a raconté comment cela était arrivé!

Ce jour-là, il y a mille ans, Samouraï s'était endormi sur le toit d'une grange abandonnée, près de Kajdaï. La terre était encore toute blanche, mais le toit, sous le soleil printanier, se débarrassait des dernières flaques de neige fondue. Ce fut une voix féminine venant d'en bas qui le réveilla. Il jeta un coup d'œil du toit et vit trois hommes s'en prendre à une femme. Elle se débattait, mais mollement – chez nous, en effet, planter un couteau entre les côtes, c'était vite fait, elle le savait. De leurs exclamations, Samouraï comprit que ce n'était pas tout à fait un viol: les types ne voulaient tout simplement pas payer. Sinon elle n'aurait rien eu contre. Bref, elle se résigna… Samouraï, tendu comme un chien devant sa proie, les observa. Les hommes découvraient dans le corps seulement ce qui allait servir: ils mirent à nu le ventre, dénudèrent les seins, empoignèrent le menton, la bouche – ils en auraient besoin. Et tout cela à la hâte, en soufflant, avec de sales petits rires. Lui, sur le toit, à trois mètres d'eux, il voyait pour la première fois de sa vie comment on prépare un corps féminin à «ça». La femme, brisée en deux, ferma les yeux. Pour ne pas voir… Ébahi, Samouraï réprima un ah!: la femme avait laissé tomber son cœur dans la neige! Non, c'était sans doute un simple mouchoir, ou quelque petit achat enveloppé dans un papier pâle… oui, un petit paquet rose qu'elle portait dans la poche intérieure de son grand manteau dont les autres avaient brutalement ouvert le col… Mais, un instant, Samouraï crut voir un cœur s'enfoncer dans la neige. Il se mit à crier et se laissa glisser du toit, le visage torturé par le mal qui s'instillait dans ses yeux. Il lança dans l'air ses bras-sabres, les abattit sur les têtes et les côtes de ses ennemis, il s'écroula sous les coups de leurs poings lourds comme des massues, puis il se releva, s'arracha aux mains qui tentaient de le capturer. Soudain, le sang inonda le ciel. Aveuglé, il coupait de ses sabres tantôt l'air, tantôt la chair humaine. Mais, dans le sang qui noyait ses yeux, fondait lentement le caillot visqueux du mal… Et quand il put enfin s'essuyer le visage avec la manche de sa veste, il vit que les hommes montaient dans un camion garé près de la route. Et la femme, loin, très loin, marchait le long de l'Oleï…

J'écoute son récit et je crois reconnaître l'Outkine d'autrefois. Son visage s'éclaircit, ses gestes lourds d'homme corpulent rappellent de nouveau les élans d'un oiseau blessé qui tente de s'arracher à la terre. Et c'est de sa voix de jadis, grave et douloureuse, qu'il me confie:

– Cette femme, c'était cette prostituée rousse qui, tu te souviens, attendait chaque soir le Transsibérien… Celle à qui j'ai consacré mes premiers poèmes…

Outkine se verse un autre verre, le boit lentement. A-t-il seulement parlé? Ou est-ce dans ma tête avinée qu'est né ce souvenir enfoui sous les neiges? Et ce sang qui inonde les yeux de Samouraï, n'a-t-il pas l'odeur chaude d'une forêt en Amérique centrale? Samouraï est allongé au pied d'un arbre et le peu de vision qui lui reste sous le flot rouge lui renvoie l'image de deux hommes en kaki qui s'approchent de lui avec précaution. Pour l'achever. Oui, c'est lui que je vois: son corps farci de métal, son sourire narguant la douleur, fidèle au héros de notre jeunesse. À celui qui nous a appris que les balles ne faisaient pas mal et que la mort n'arrivait jamais tant qu'on la regardait en face.

Sortant de la chaleur lourde de la salle, nous nous arrêtons un moment sur le quai, devant l'étendue sombre de l'océan. On n'y voit aucune lueur. L'infini nocturne des eaux, la neige, le néant…

Nous échouons chez Guéorgui, dans ce minuscule restaurant géorgien qui vit au gré des longues conversations de clients égarés, des vues de la mer Noire sur les murs, des songes du vieux berger Kazbek qui nous accueille avec son regard mélancolique. Guéorgui nous salue et apporte ce dont nous avons besoin, il le sait. Du cognac, du café, du citron vert.

– À Tbilissi, un obus a détruit la maison de mon enfance, dit-il à mi-voix en posant la bouteille et les verres sur la table. Une maison qui avait deux cents ans. Le monde devient fou…

Nous restons silencieux. Nous nous revoyons, vingt ans auparavant, au milieu d'une plaine neigeuse sans limites… À l'horizon, le soleil bas d'hiver – ce balancier de l'histoire – se figeait, entouré de miradors… Nous avions passé plu sieurs années de notre vie, Outkine, moi et tant d'autres, à nous agiter autour de ce disque embrouillé dans les barbelés, en écrivant nos livres subversifs, en contestant, en protestant. Nous poussions de notre épaule – de notre parole! – son poids inerte. Peu à peu, le balancier de l'histoire s'était mis à répondre à notre effort. Il tanguait de plus en plus librement, son va-et-vient au-dessus de l'immense Empire devenait menaçant. Un jour, cet envol vertigineux nous avait entraînés dans son sillage, nous propulsant au-delà des frontières de l'Empire, sur lés rivages de notre Occident mythique. Et c'est de cette "terre que nous observions le balancier devenu fou – ou enfin libre? – démolir l'Empire lui-même… «Et aujourd'hui, malgré toute ma sagesse occidentale, me dis-je avec un sourire amer, je ne comprends ni cette larme glacée dans l'œil d'un loup tué, ni la vie silencieuse sous l'écorce du cèdre séculaire qui porte dans son tronc un grand clou rouillé, ni la solitude de cette femme rousse chantant pour quelqu'un d'invisible devant le feu, dans une isba ensevelie sous la neige…»

Outkine enlève ses lunettes et, du fond de son ivresse, il me parle lentement, en enveloppant mon visage de son regard flou:

– Au moment où j'ai vu son nom marqué en lettres latines sur la dalle de sa tombe – oui, son vrai nom et pas ce «Samouraï» auquel nous étions tellement habitués -, oui, à ce moment je me suis souvenu de tout. Je me suis souvenu de ce jour lointain, de cette promenade avec mon grand-père au bord de l'Oleï… Il y avait là un sentier dans la neige, tu te rappelles, un étroit sillon qui longeait la crête de la rive… Je torturais souvent mon grand-père avec cette question embarrassante: que fait-on pour écrire? Ce jour-là plus que d'habitude peut-être, car je venais de lire son récit sur la guerre, et puis le silence de la taïga était plus que jamais mystérieux. Il répondait par boutades ou détournait la conversation en souriant. Enfin, n'en pouvant plus, il a lâché un juron et m'a poussé à l'épaule, pour jouer bien sûr. Je me trouvais sur la crête, juste en haut de la pente glacée qui descendait vers la rive. J'ai perdu l'équilibre, et me suis mis à glisser à toute vitesse sur cette bande lisse. Le ciel tournoyait devant mes yeux, la muraille de la taïga se renversait sur moi, je ne comprenais plus où étaient le haut et le bas, mon corps n'avait plus de poids tant ma glissade était fulgurante et douce à la fois. Et surtout, cette nouvelle sensation: quelqu'un m'avait poussé comme son égal, sans se soucier de ma jambe boiteuse! Je me suis retrouvé en bas, enfoui sous un amas de neige, au milieu de quelques jeunes sapins. Les yeux éblouis, la tête vaporeuse, j'ai regardé autour de moi. À quelques pas de mon tertre, dans la lumière bleue du soir d'hiver, je les ai vus… Nus. Un homme et une femme. Ils se tenaient debout, l'un contre l'autre, hanche contre hanche, les corps enlacés. Ils se taisaient, se regardant dans les yeux. Il régnait un silence parfait. Le ciel violet au-dessus d'eux… L'odeur de neige et de résine de pins… Ma présence muette… Et ces deux corps d'une beauté presque irréelle… Du haut de la crête, mon grand-père m'a appelé. Le mot a retenti, brisant le silence. Les deux amoureux se sont détachés l'un de l'autre et se sont enfuis vers la petite isba des bains… C'étaient Samouraï et une jeune femme que je n'avais jamais vue et que je ne reverrai jamais. Comme si elle était née dans cet instant de beauté et de silence et évanouie avec lui…

Dehors, la neige colle à nos visages en éveillant des sensations depuis longtemps éteintes. Outkine relève le col de son paletot en se protégeant des rafales blanches. Ses paroles se confondent avec le bruissement du vent. Je me retourne – les traces de nos pas sur le quai désert ressemblent à celles des raquettes le long d'une voie ferrée au milieu de la taïga. Comme si Outkine m'amenait vers un train endormi sur des rails enneigés… Un wagon vide aux fenêtres recouvertes de givre se prépare silencieusement à notre visite nocturne. Installés dans un compartiment obscur, nous attendrons sans bouger. Il viendra. Il traversera le couloir de son pas de guerrier fatigué et apparaîtra dans l'embrasure de la porte.

Il viendra! Empli des vents salés et du soleil de toutes les latitudes, du temps dompté et de l'espace conquis. Et il lancera d'une voix encore lointaine, mais souriante:

– Non, je n'ai pas fumé mon dernier cigare!

Et, à ce moment, le train s'ébranlera lentement et les étoiles de neige laisseront sur les fenêtres noires des rayures de plus en plus obliques. Et dans une longue conversation nocturne, nous apprendrons le nom indicible de celle qui était née un jour dans cet instant de beauté et de silence au temps du fleuve Amour.

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