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Je mis longtemps avant de me décider à aller à Kajdaï. Les jours passaient et je n'étais jamais seul. La séance de dix-huit heures trente, le thé chez Olga, nous passions tous nos moments libres ensemble.

C'est un soir d'avril, tiède et silencieux, qui rendit cette rencontre d'adieu possible…

Dès l'après-midi, nous l'avions tous senti dans l'air: l'hiver allait livrer sa dernière bataille d'arrière-garde. Le ciel se voila, se radoucit, s'alourdit d'une attente nuageuse. Les grands flocons se mirent à tournoyer dans un souffle de plus en plus abondant, de plus en plus vertigineux. C'était le début de la dernière tempête de neige. Par ce soupir affaibli, par ce souffle indolent, l'hiver voulait montrer sa puissance au printemps victorieux tout proche. Tel un grand oiseau fatigué par le voyage long de sept mois, il agiterait désespérément ses grandes ailes blanches et s'envolerait enfin en laissant nos isbas sous la couche moelleuse de son duvet neigeux…

Le lendemain, le village se réveilla enseveli. Mais cette fois, on sentait que c'était bien la fin de l'hiver. La couche de neige que je perçais avec une pelle en contreplaqué avait une légèreté lumineuse et s'affaissait d'elle-même – dans un éboulement alangui. Et le soleil, à la surface, était déjà tout printanier. Il brillait d'un éclat chaud sur quelques cheminées qui pointaient de la neige, sur les faîtes noircis des toits. Une senteur dense parvenait de la taïga, l'odeur troublante du puissant réveil de vies végétales infinies. Et un choucas, démesurément grand sur un peuplier devenu tout petit, criait avec une joie folle et désordonnée. Me voyant sortir de ma percée, il se jeta dans le ciel en remplissant l'air de ses appels enivrés. Puis, dans le silence ensoleillé, j'entendis le murmure des gouttes qui se formaient le long du toit chauffé par les rayons. Naissance secrète du premier ruisseau…

Le soir, je me dirigeai vers Kajdaï. J'arrivais non pas de notre village, mais du côté de Nerloug. C'est là, à la ville, que je venais d'acheter ce que je n'avais encore jamais tenu entre les mains: une bouteille de cognac. Elle était plate et l'on pouvait la glisser facilement dans la poche de la touloupe. Je la retirais de temps en temps, dévissais le bouchon qui cédait avec un crissement agréable et j'avalais une petite gorgée cuisante.

Je ne voyais plus que le corps de la femme; rousse. Après chaque gorgée, je le maniais de plus en plus habilement, je l'étreignais sans ménagement. Je fouillais dans cette chair pour lui prendre ce que mon rêve allait, plus tard, modeler. Et, de plus en plus, j'étais fier de ma virilité méprisante. J'y voyais le signe de la rupture définitive avec mon passé. Oui, il me fallait mépriser ce grand corps amorphe, l'humilier, lui imposer ma force dédaigneuse. En glissant dans la plaine inondée de lumière cuivrée, je m'excitais à l'image de cette chair-argile. Mes doigts se remplissaient de la masse de ses seins que je tirais, pétrissais, en malaxant, en torturant leur pulpe granuleuse. Ma main ne se cramponnait plus bêtement à son épaule, comme la première fois, mais s'enfonçait dans l'épaisseur molle de ses lourdes cuisses. Je me sentais sculpteur, artiste puisant son matériau dans la nature généreuse mais privée du sens de la forme. Et aussi un Occidental – un être donnant à son désir, à son amour, au corps féminin l'orgueilleuse clarté de la pensée.

Grâce aux lectures d'Olga, je me familiarisais chaque jour davantage avec cette clarté. J'étais sûr que ce merveilleux éclairage pouvait rendre compte de nos sentiments les plus ténébreux. Même de cette visite chez la femme que je n'avais jamais aimée et dont le corps me faisait peur par son énormité affaissée. Mon désir de la revoir s'associait peu à peu dans ma tête avec l'élégance perverse de la femme-confidente qui découvrait lentement la roseur pâle de sa hanche. Et qui gardait dans son regard un reflet de compassion presque maternelle…

Oui, à un certain moment, je me sentis pervers. Donc grand. Donc libéré de tout ce fouillis de petits riens sentimentaux que mon esprit avait autrefois traînés dans un flux indistinct. J'étais pervers, je le comprenais, donc j'étais un Occidental! Et libre, car j'allais faire de ce corps qui m'attendait déjà ce que je voudrais, sans le moindre état d'âme. Et j'allais le quitter, sans que la femme rousse sache que c'était notre dernière rencontre…

Heureux d'avoir enfin tout compris, je m'arrêtai au sommet d'une grande dune de neige qui surplombait la vallée de l'Oleï. En plissant les yeux sous l'éclat du couchant, je dévissai le bouchon et bus une longue gorgée du liquide brunâtre dont le nom étranger sonnait si bien à l'oreille. Et dans ma tête résonnaient ces quelques phrases dans toute leur limpidité occidentale, qui exprimaient idéalement ce que je m'apprêtais à vivre:

Je ne sais quelle, force désespérée m'y poussait, j'avais comme une sourde envie de la posséder encore une fois, de boire sur son corps magnifique toutes ces larmes améres et de nous tuer après tous les deux. Enfin, je l'abhorrais et je l'idolâtrais…

À la gare, j'entrai dans le hall d'attente d'un pas résolu, avec la désinvolture d'un conquérant. Après le port du Pacifique, tout dans ce bâtiment me paraissait petit, campagnard. Les horaires des trains sur le tableau d'affichage poussiéreux, la ligne terne des lampes sous leur boule de verre mat, quelques voyageurs avec leurs bagages rustiques. J'allai dans la petite salle d'attente. Je croyais déjà voir le reflet de ses cheveux roux au-dessus des rangées de chaises… Mais la femme n'y était pas. Interdit, je fis le tour de la salle: la vitrine du kiosque avec les sourires déteints des cosmonautes, le buffet avec la vendeuse ensommeillée, les fenêtres givrées… Je ne pouvais même pas supposer que la femme rousse puisse être absente. Surtout le jour de la tempête de neige…Le jour d'un choix si important et définitif!

Je sortis sur le quai. Les wagons dormaient sous d'épais édredons de neige. Une balayeuse armée d'une large pelle frayait lentement un étroit passage vers les entrepôts. «Mais où peut-elle traîner à cette heure-ci?», me demandai-je avec agacement, en observant toute cette immobilité provinciale.

Soudain, la réponse toute simple me vint à l'esprit: «Que je suis bête! Mais elle doit être avec quelqu'un… Quelqu'un est en train de "la faire" en ce moment!»

Je sentis une joie mauvaise étirer mes lèvres dans un sourire méchant. D'un pas rapide, je traversai la gare et, empruntant les passages percés au milieu des congères, j'allais à l'autre bout de Kajdaï vers son isba…

«Oui, je vais attendre à deux pas de sa porte, me disais-je, je vais attendre que ça finisse…» Et la perversité de mon désir gagnait en intensité. Je sentais son goût sur mes lèvres irritées par l'alcool. Le corps de la Rousse serait encore tout chaud. Une masse réchauffée prête à pétrir…

De son isba on ne voyait que le haut du toit, la cheminée sous son couvercle noirci. Et le bouleau à moitié noyé dans la neige, avec sa petite maisonnette d'oiseaux. Le soleil s'était déjà caché derrière la frange crénelée de la taïga. Dans le crépuscule d'avril, bleu et limpide, les branches de ce bouleau, le faîte du toit, les contours des dunes immaculées se profilaient avec une netteté surnaturelle. Et au milieu de cette sérénité, je sentais avec un étrange détachement ma propre présence, semblable à un ressort pressé à l'extrême.

Je vis la longue trace sombre dans la neige: la percée qui conduisait à la porte de son isba. Je m'en approchai avec précaution pour ne pas faire entendre le crissement de mes pas. La percée était déjà remplie de l'ombre violette du soir.

Je vis les marches de neige tassée qui descendaient vers le fond, vers l'entrée. En m'inclinant au-dessus de cette trouée étroite, je perçai du regard sa profondeur…

À mon plus grand étonnement, la porte de l'isba n'était pas fermée. Une lumière tamisée éclairait le perron et le seuil de la maison. J'entendis d'abord un léger martèlement, une série de petits coups que produit d'habitude une hache quand on fend de fines bûchettes pour allumer le poêle. Oui, quelqu'un préparait du bois et avait ouvert la porte pour aérer l'isba ensevelie. Ce bruit familier me déconcerta. Allais-je descendre tout de suite? Ou attendre un peu?

C'est à ce moment que j'entendis sa voix…

C'était un chant qui semblait venir de très loin, comme s'il avait eu à parcourir des espaces infinis avant de commencer à ruisseler dans cette isba enneigée. La voix était presque faible, mais il y avait en elle cette étonnante liberté pure et vraie des chansons qu'on chante dans la solitude, pour soi-même, pour le vent, pour le silence du soir. Les paroles venaient au rythme de la respiration, interrompues de temps à autre par le craquement du bois fendillé. Elles ne s'adressaient à personne, mais se fondaient imperceptiblement dans l'ombre bleue de l'air fraîchissant, dans l'odeur de la neige, dans le ciel.

Je ne bougeais plus, tendant l'oreille à cette voix venant du fond des neiges.

L'histoire de la chanson était toute simple. Celle qu'aurait évoquée n'importe quelle femme, le soir, le regard perdu dans la danse fluide des flammes. L'attente désespérée du bien-aimé, l'oiseau qui s'envole – heureux, lui! – au-dessus de la steppe, les froids qui brûlent les fleurs d'été…

Oui, cette histoire, je la connaissais par cœur. Je n'écoutais que la voix. Et je ne comprenais plus rien!

Il y avait cette voix simple et douce, le ciel dont la profondeur foncée s'emplissait des premières étoiles, le souffle pénétrant de la taïga toute proche. Et le bouleau solitaire avec sa maisonnette encore vide, cet arbre gardant un silence attentif dans l'air mauve du crépuscule.

Je me redressai au-dessus de la percée, je regardai autour de moi. La voix qui s'écoulait sous le ciel, surgissant de cette ombre violette à mes pieds, semblait mystérieusement relier le silence limpide du soir et nos deux présences, si proches et si différentes. Et plus je m'imprégnais de cette secrète harmonie, plus mes rêves fébriles me paraissaient insignifiants. Dans ma jeune tête grisée s'éteignaient lentement les répliques des disputes qui m'excitaient depuis tant de jours. Des paroles monotones, d'abord, semblables à celles du vieux Chinois dans notre wagon: oui, disait-il, ainsi va la vie, une prostituée rousse dont le corps étanchera les désirs des hommes jeunes et âgés qui tous mourront en leur temps, et une autre femme viendra, brune ou blonde peut-être, et d'autres hommes rechercheront dans son corps l'introuvable étincelle d'amour; il y aura de nouveaux hivers et de nouveaux redoux, et de nouvelles tempêtes, et des étés courts comme l'instant de plaisir, et il y aura toujours un soir dans la vie de cette femme où elle sera assise devant le feu en chantant à mi-voix une chanson que personne n'entendra…

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