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Oui, le saut dans le gouffre d'amour était aussi un élément de sa cascade sibérienne. Et pour qu'on n'ait aucun doute à ce sujet, il vint s'installer, déguisé en Guérassim Tougaï, à côté de moi au premier rang de L'Octobre rouge … Le dégel ne dura que quelques jours. L'hiver prenant sa revanche sur cette parenthèse lumineuse apporta un souffle polaire acéré, figea les étoiles dans le cristal noir du ciel.

Mais Belmondo résista. Chaque jour libre, ou le plus souvent en manquant nos cours à l'école, nous nous réveillions avant le lever du soleil et nous partions à la ville. La quatorzième fois, la quinzième, la seizième… Nous ne nous lassions pas.

10

Dans la forêt il faisait encore nuit. La neige était tantôt dorée par la lune, tantôt intensément bleue. Chaque jeune sapin rappelait une bête aux aguets, chaque ombre était vivante et nous observait. Nous parlions peu, n'osant pas rompre le silence solennel de ce royaume endormi. De temps à autre une branche de sapin se libérait d'un grand chapeau blanc de neige. Nous entendions son frôlement assourdi, puis le bruit étouffé de sa chute. Et les cristaux voltigeaient encore longtemps sous cette branche réveillée et s'irisaient en paillettes vertes, bleues, mauves. Et tout se figeait de nouveau dans la somnolence argentée de la lune… Parfois nous percevions ce léger frôlement, mais toutes les branches restaient immobiles. Nous tendions l'oreille: «Des loups?» Et, au-dessus de la clairière, nous voyions passe l'ombre d'un hibou. Le silence était si pur que nous croyions sentir la densité et la souplesse de l'air glacé qu'incisaient les grandes ailes grises de l'oiseau.

C'est durant ces heures encore ombrées d nuit que j'aimais revenir à mon secret…

Mes compagnons traversaient la forêt pour aller voir une comédie, pour apprendre quelques nouvelles répliques par cœur, pour rire. Et moi, si je me rendais à L'Octobre rouge , c'était pour participer à une miraculeuse transfiguration: bientôt j'allais avoir un autre corps, une autre âme, et l'oiseau dans ma poitrine allait s'ébattre autour de mon cœur en hérissant ses plumes. Mais pour le moment, il ne bougeait pas. Et avec un plaisir douloureux je portais en moi ma peine d'adulte – la maison de la femme rousse.

Ma douleur, je la croyais unique, tout autant qu'inimitable la transfiguration qui m'attendait sur la terre promise de l'Occident. Et j'aurais été très étonné d'apprendre que Samouraï et Out-kine, qui glissaient à travers la taïga endormie, emportaient aussi sous leurs touloupes une douleur et un espoir. Une énigme. Un passé mystérieux. Je n'étais pas le seul élu…

Le mystère de Samouraï était rude et simple. Il me le confia un soir d'hiver, un mois après l'arrivée de notre héros… Nous étions dans notre petite isba des bains, lui dans son baquet de cuivre, moi étalé sur le bois chaud et humide du banc. Des rafales de vent criblaient l'étroite fenêtre de neige sèche, celle des grands froids. Samouraï resta longtemps silencieux, puis il se mit à parler sur un ton plaisant, enjoué. Comme quand on raconte une espièglerie de son enfance. Mais on sentait que sa voix nonchalante risquait de déraper à tout moment sur un cri de douleur étouffé…

Il devait avoir dix ans à l'époque. Par une journée chaude de juillet, une de ces journées brûlantes de l'été continental, Samouraï – qu'on n'appelait pas encore Samouraï – sortait de l'eau en courant. Tout nu, il grelottait sous ce soleil cuisant. La rivière ne parvenait pas à se réchauffer durant ces quelques semaines de canicule.

Il sortit et courut vers les buissons auxquels il avait accroché ses vêtements. Soudain, trébuchant sur une pierre ou une grosse racine, il tomba. Il n'eut pas le temps de comprendre que ce n'était pas une racine, mais un croche-pied adroit… Deux mains l'empoignèrent à la taille. À quatre pattes, il fit une tentative pour se dégager, ne devinant encore rien. Au même moment, il vit devant lui des bottes de cuir, sentit le poids d'une main qui attrapait ses cheveux humides. Il poussa un cri. Celui qui lui serrait les hanches se mit alors à lui donner des coups de poing dans les reins. Samouraï arqua le dos, gémit, voulut de nouveau s'enfuir. Mais la lourde main qui empoignait ses cheveux enserrait maintenant son visage, comme une muselière. Deux doigts aux ongles jaunes et plats s'enfoncèrent dans le bas de ses orbites – c'était une mise en garder: «Encore un cri et je te crève les yeux.» Il eut pourtant le temps de remarquer que l'homme, devant lui, s'était mis à genoux. Il entendit quelques jurons, des ricanements un peu nerveux. Samouraï ne comprenait pas pourquoi, s'ils voulaient le tuer, ils tardaient à tirer un cou-teau ou une pique… Tout à coup, il lui semba que celui qui était derrière voulait déchirer soq corps nu en écartant ses jambes humides. Samouraï cria de douleur et, d'un petit éclat de vue qui lui restait encore, il vit que l'un des agresseurs se mettait à déboutonner son pantalon…

Au moment du danger, l'enfant rejoint plus facilement l'animal qui n'est pas encore tout à fait assoupi en lui. C'est l'agilité de cet animal qui sauva Samouraï. Son corps exécuta une série de mouvements d'une rapidité inaccessible à la perception humaine. Ce n'étaient pas des gestes, mais plutôt une vibration fulgurante qui parcourut son corps de la tête aux pieds. Son bras rejetait la main qui le muselait à l'instant même où sa tête se redressait légèrement pour affaiblir la ression des doigts dans les yeux. Son pied brusquement relevé entrait dans le ventre de son agresseur. Son épaule touchait l'herbe en entraînant ce corps vibrant vers la rivière…

Il n'avait pu devenir tout à fait une jeune bête prise au piège. Au dernier moment quelque chose sembla craquer dans son dos. Une douleur poignante le transperça jusqu'à la nuque. Samouraï crut ne plus pouvoir faire un seul pas. Mais dès qu'il plongea dans l'eau, la douleur le quitta. Comme si le courant froid et souple avait tout remis en place dans son jeune corps torturé…

Il se retrouva sur la rive opposée. Il contempla la rivière avec stupéfaction. Jamais il n'avait tra-versé l'Oleï à la nage. Trop large, trop rapide. Il ne sentait pas son corps, ne pouvait distinguer sa respiration du souffle des cèdres. Sa tête mouillée résonnait en fondant dans le ciel lumineux. Et quelque part, au milieu de ce corps sans limites dissipé dans l'immensité de la taïga, on entendait la voix répétée et sonore d'un coucou…

Sur la rive opposée, Samouraï ne vit personne. Il attendit le soir pour y revenir. Il nagea, cette fois, en s'accrochant à un tronc d'arbre flottant. L'Oleï redevenait infranchissable. On n'avait pas touché à ses vêtements. Sur le sol piétiné traînaient quelques mégots…

C'est depuis ce jour-là que Samouraï eut 1a hantise de la force.

Autrefois, le monde était bon. Et simple. Comme la lumière tranquille de ces nuages blancs dans le ciel et leur reflet dans le miroir vivant de l'Oleï. Maintenant, il y avait cette matière visqueuse qui stagnait dans les pores sombres de la vie dissimulés par les mots, par 1es sourires, cette matière: la force. À tout moment elle pouvait vous envelopper, vous écraser contre le sol, vous casser en deux.

Samouraï se mit à détester les forts. Et pour pouvoir leur résister, il décida d'aguerrir son corps. Il voulut que l'agilité d'animal qui l'avait sauvé devienne toute naturelle…

Avant l'automne il sut traverser la rivière, aller et retour, sans se reposer. C'est lui qui eut l'idée de se jeter tout nu dans la neige en sortant des bains sous le ciel glacé. Au départ, ce n'était qu'un exercice guerrier… Il savait aussi qu'il fallait endurcir la tranche de la main. Comme faisaient les Japonais. Bientôt, il cassait de grosses branches sèches du premier coup. À treize ans, il avait la force d'un homme adulte. Il n'en avait pas encore l'endurance. Il arrivait souvent à l'école, le visage couvert de bleus, les osselets des doigts écorchés. Mais souriant. Il n'avait plus peur des forts.

Puis, un jour, il troqua une minuscule pépite d'or (nous en avions tous un certain nombre) contre une belle carte postale étrangère. On voyait sur son image lustrée une mer bleue, une avenue bordée de palmiers, des maisons blanches aux larges fenêtres. Il s'agissait de Cuba. Les journaux ne parlaient que de ce pays et de son peuple qui avait le courage de résister à la puissance des États-Unis. La haine des forts trouva son objet planétaire: Samouraï s'éprit de la petite île et détesta les Américains. Son attachement romantique s'incarna dans une figure féminine rêvée: une belle compagne d'armes, une jeune guerrière au charme créole, vêtue d'un treillis aux manches retroussées…

Mais cet amour, tout comme cette haine, venait trop tard. L'enthousiasme révolutionnaire était bien loin, et même dans notre fin fond sibérien on commençait à se moquer ouvertement de l'ancien ami barbu. Et de Samouraï dont la passion était connue de tout le monde. A l'école, les gars chantaient souvent à son intention des couplets très à la mode, sur l'air du chant des héroïques «barbudos» de Castro, mais les paroles étaient toutes différentes, trafiquées:

Cuba , rends-nous notre blé!
Et notre vodka en outre…
Cuba , reprends ton sucre mouillé!
Castro, on n'en a rien, à foutre!

Samouraï leur jetait un regard méprisant. Il ignorait cette insolence des faibles: ces persifleurs savaient qu'il ne s'abaisserait pas à leur donner une correction… Mais au fond de lui-même, Samouraï se posait beaucoup de questions embarrassantes… Surtout depuis ce jour où le dernier coup bas lui fut porté par l'Histoire.

C'était après une leçon de géographie. Ce jour-là, le professeur parlait de l'Amérique centrale. Quand la sonnerie retentit et que la salle se vida, Samouraï s'approcha du bureau et retira de son sac la belle carte avec une vue de La Havane. La mer d'azur, les palmiers, les villas blanches, les promeneurs bronzés. Le professeur l'examina, puis, la retournant, lut la légende.

– Ah! mais bien sûr, c'était avant la révolution! constata-t-il. Je me disais aussi…

Il se tut, puis, rendant la carte à Samouraï, expliqua en détournant le regard:

– Tu sais, ils sont dans une situation éconono-mique assez difficile… Sans notre aide ça serait vraiment dur. Un ancien ami a travaillé là-bas comme coopérant. Il raconte que même les chaussettes sont rationnées, une paire par an à chacun… Enfin, c'est le blocus impérialiste, bien sûr, qui fait ça…

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