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Et je fis cette prière mentale:

«D’où vous êtes aujourd’hui, Clémentine, regardez ce cœur maintenant refroidi par l’âge, mais dont le sang bouillonna jadis pour vous, et dites s’il ne se ranime pas à la pensée d’aimer ce qui reste de vous sur la terre. Tout passe, puisque vous avez passé, vous et votre fille; mais la vie est immortelle; c’est elle qu’il faut aimer dans ses figures sans cesse renouvelées.

» J’étais avec mes livres comme l’enfant qui agite des osselets. Ma vie, en ses derniers jours prend un sens, un intérêt, une raison d’être. Je suis grand-père. La petite-fille de Clémentine est pauvre. Je ne veux pas qu’un autre que moi la pourvoie et la dote.»

Voyant que je pleurais, madame de Gabry s’éloigna lentement.

IV

Paris, 16 avril.

Saint Droctovée et les premiers abbés de Saint-Germain-des-Prés m’occupent depuis quarante ans, mais je ne sais si j’écrirai leur histoire avant d’aller les rejoindre. Il y a déjà longtemps que je suis vieux. Un jour de l’an passé, sur le pont des Arts, quelqu’un de mes confrères de l’Institut se plaignit devant moi de l’ennui de vieillir. «C’est encore, lui répondit Sainte-Beuve, le seul moyen qu’on ait trouvé de vivre longtemps.» J’ai usé de ce moyen, et je sais ce qu’il vaut. Le dommage est, non point de trop durer, mais bien de voir tout passer autour de soi. Mère, femme, amis, enfants, la nature fait et défait ces divins trésors avec une morne indifférence, et il se trouve qu’enfin nous n’avons aimé, nous n’avons embrassé que des ombres. Mais il en est de si douces! Si jamais créature glissa comme une ombre dans la vie d’un homme, c’est bien la jeune fille que j’aimais quand (chose incroyable à cette heure) j’étais moi-même un jeune homme. Et pourtant le souvenir de cette ombre est encore aujourd’hui une des meilleures réalités de ma vie.

Un sarcophage chrétien des catacombes de Rome porte une formule d’imprécation dont j’ai appris avec le temps à comprendre le sens terrible. Il y est dit: «Si quelque impie viole cette sépulture, qu’il meure le dernier des siens!» En ma qualité d’archéologue, j’ai ouvert des tombeaux, remué des cendres, pour recueillir les lambeaux d’étoffes, les ornements de métal et les gemmes qui étaient mêlés à ces cendres. Je l’ai fait par une curiosité de savant, de laquelle la vénération et la piété n’étaient point absentes. Puisse la malédiction gravée par un des premiers disciples des apôtres sur la tombe d’un martyr ne jamais m’atteindre! Mais comment me frapperait-elle? Je ne dois pas craindre de survivre aux miens tant qu’il y aura des hommes sur la terre, car il en est toujours qu’on peut aimer.

Hélas! la puissance d’aimer s’affaiblit et se perd avec l’âge comme toutes les autres énergies de l’homme. L’exemple le prouve et c’est là ce qui m’effraie. Suis-je certain de n’avoir pas moi-même éprouvé déjà ce grand dommage? Je l’aurais assurément éprouvé sans une heureuse rencontre qui m’a rajeuni. Les poètes parlent de la fontaine de Jouvence: elle existe, elle jaillit de dessous terre à chacun de nos pas. Et l’on passe sans y boire!

Depuis que j’ai trouvé la petite-fille de Clémentine, ma vie, qui n’avait plus d’utilité, a repris un sens et une raison d’être.

Aujourd’hui, je prends le soleil, comme on dit en Provence; je le prends sur la terrasse du Luxembourg, au pied de la statue de Marguerite de Navarre. C’est un soleil de printemps, capiteux comme un vin jeune. Je suis assis et je songe. Mes pensées s’échappent de ma tête comme la mousse d’une bouteille de bière. Elles sont légères et leur pétillement m’amuse. Je rêve; cela est bien permis, je pense à un bonhomme qui publia trente volumes de textes anciens et collabora pendant vingt-six ans au Journal des savants . J’ai la satisfaction d’avoir fait ma tâche aussi bien qu’il m’était possible et d’avoir pleinement exercé les médiocres facultés que la nature m’avait données. Mes efforts ne furent pas tout à fait vains, et j’ai contribué, pour ma modeste part, à cette renaissance des travaux historiques qui restera l’honneur de ce siècle inquiet. Je serai compté certes parmi les dix ou douze érudits qui révélèrent à la France ses antiquités littéraires. Ma publication des œuvres poétiques de Gauthier de Coincy inaugura une méthode judicieuse et fit date. C’est dans le calme sévère de la vieillesse que je me décerne à moi-même ce prix mérité, et Dieu, qui voit mon âme, sait si l’orgueil ou la vanité ont la moindre part à la justice que je me rends.

Mais je suis las, mes yeux se troublent, ma main tremble, et je vois mon image en ces vieillards d’Homère que leur faiblesse écartait des combats et qui, assis sur les remparts, élevaient leurs voix comme les cigales dans la feuillée.

Ainsi allaient mes pensées quand trois jeunes gens s’assirent bruyamment dans mon voisinage. Je ne sais si chacun d’eux était venu en trois bateaux, comme le singe de La Fontaine, mais il est certain que les trois se mirent sur douze chaises. Je pris plaisir à les observer, non qu’ils eussent rien de bien extraordinaire, mais parce que je leur trouvai cet air brave et joyeux qui est naturel à la jeunesse. Ils appartenaient aux écoles. J’en fus assuré moins peut-être aux livres qu’ils tenaient à la main qu’au caractère de leur physionomie. Car tous ceux qui s’occupent des choses de l’esprit se reconnaissent dès l’abord par un je ne sais quoi qui leur est commun. J’aime beaucoup les jeunes gens et ceux-ci me plurent, malgré certaines façons provocantes et farouches qui me rappelèrent à merveille le temps de mes études. Toutefois ils ne portaient point, comme nous, de longs cheveux sur des pourpoints de velours; ils ne se promenaient pas, comme nous, avec une tête de mort; ils ne s’écriaient pas, comme nous: «Enfer et malédiction!» Ils étaient correctement vêtus et ni leur costume ni leur langage n’empruntaient rien au Moyen Âge. Je dois ajouter qu’ils s’occupèrent des femmes qui passaient sur la terrasse et qu’ils en apprécièrent quelques-unes en termes assez vifs. Mais leurs réflexions sur ce sujet n’allèrent point jusqu’à m’obliger à quitter la place. Au reste, quand la jeunesse est studieuse, je lui permets d’avoir ses gaietés.

Un d’eux ayant fait je ne sais quelle plaisanterie galante:

– Qu’est-ce à dire? s’écria, avec un léger accent gascon, le plus petit et le plus brun des trois. C’est à nous autres physiologistes à nous occuper de la matière vivante. Quant à vous, Gélis, qui, comme tous vos confrères les archivistes paléographes, n’existez que dans le passé, occupez-vous de ces femmes de pierre qui sont vos contemporaines.

Et il lui montrait du doigt les statues des dames de l’ancienne France qui s’élèvent toutes blanches, en demi-cercle sous les arbres de la terrasse. Cette plaisanterie, insignifiante en elle-même, m’apprit du moins que celui qu’on nommait Gélis était un élève de l’École des chartes. La suite de la conversation me fit savoir que son voisin, blond et blême jusqu’à l’effacement, silencieux et sarcastique, était Boulmier, son camarade d’école. Gélis et le futur docteur (je souhaite qu’il le devienne un jour) discouraient ensemble avec beaucoup de fantaisie et de verve. Après s’être élevés jusqu’aux plus hautes spéculations, ils jouaient sur les mots et disaient de ces bêtises particulières aux gens d’esprit; je veux dire des bêtises énormes. Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’ils ne consentaient à soutenir que les plus monstrueux paradoxes. À la bonne heure! Je n’aime pas les jeunes gens trop raisonnables.

L’étudiant en médecine, ayant regardé le titre du livre que Boulmier tenait à la main:

– Tiens! lui dit-il, tu lis du Michelet, toi!

– Oui, répondit gravement Boulmier, j’aime les romans.

Gélis, qui les dominait de sa belle taille élancée, de son geste impérieux et de sa parole prompte, prit le livre, le feuilleta et dit:

– C’est le Michelet de la dernière manière, le meilleur Michelet. Plus de récit! Des colères, des pâmoisons, une crise d’épilepsie à propos de faits qu’il dédaigne d’exposer. Des cris de petit enfant, des envies de femme grosse! des soupirs et pas une phrase faite! C’est étonnant!

Et il rendit le livre à son camarade. «Cette folie est amusante, me dis-je, et non pas si dénuée de sens qu’elle en a l’air. Car il y a bien un peu d’agitation et je dirais même de trépidation dans les derniers écrits de notre grand Michelet.»

Mais l’étudiant provençal affirma que l’histoire était un exercice de rhétorique tout à fait méprisable. Selon lui, la seule et vraie histoire est l’histoire naturelle de l’homme. Michelet était dans la voie quand il rencontra la fistule de Louis XIV, mais il retomba tout aussitôt dans la vieille ornière.

Ayant exprimé cette judicieuse pensée, le jeune physiologiste alla rejoindre un groupe d’amis qui passait. Les deux archivistes, moins apparentés dans le jardin trop distant de la rue Paradis-au-Marais, restèrent en tête à tête et se mirent à causer de leurs études. Gélis, qui achevait sa troisième année d’école, préparait une thèse dont il exposa le sujet avec un enthousiasme juvénile. À la vérité, ce sujet me parut bon et d’autant meilleur que j’ai cru devoir moi-même en traiter récemment une notable partie. C’était le Monasticon gallicanum . Le jeune érudit (je lui donne ce nom comme un présage) voulait expliquer toutes les planches gravées vers 1690 pour l’ouvrage que Dom Germain eût fait imprimer sans l’irrémédiable empêchement qu’on ne prévoit guère et qu’on n’évite jamais. Dom Germain laissa du moins en mourant son manuscrit complet et bien en ordre. En ferai-je autant du mien? Mais ce n’est point la question. M. Gélis, autant que je pus le comprendre, se proposait de consacrer une notice archéologique à chacune des abbayes figurées par les humbles graveurs de Dom Germain.

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