Литмир - Электронная Библиотека
Содержание  
A
A

CHAPITRE XXVII De l'Amitié.

CONSIDERANT la conduite de la besongne d'un peintre que j'ay, il m'a pris envie de l'ensuivre. Il choisit le plus bel endroit et milieu de chaque paroy, pour y loger un tableau élabouré de toute sa suffisance; et le vuide tout au tour, il le remplit de crotesques: qui sont peintures fantasques, n'ayans grace qu'en la varieté et estrangeté. Que sont-ce icy aussi à la verité que crotesques et corps monstrueux, rappiecez de divers membres, sans certaine figure, n'ayants ordre, suite, ny proportion que fortuite?

Desinit in piscem mulier formosa superne.

Je vay bien jusques à ce second point, avec mon peintre: mais je demeure court en l'autre, et meilleure partie: car ma suffisance ne va pas si avant, que d'oser entreprendre un tableau riche, poly et formé selon l'art. Je me suis advisé d'en emprunter un d'Estienne de la Boitie, qui honorera tout le reste de cette besongne. C'est un discours auquel il donna nom: La Servitude volontaire : mais ceux qui l'ont ignoré, l'ont bien proprement dépuis rebatisé, Le Contre Un . Il l'escrivit par maniere d'essay, en sa premiere jeunesse, à l'honneur de la liberté contre les tyrans. Il court pieça és mains des gens d'entendement, non sans bien grande et meritee recommandation: car il est gentil, et plein ce qu'il est possible. Si y a il bien à dire, que ce ne soit le mieux qu'il peust faire: et si en l'aage que je l'ay cogneu plus avancé, il eust pris un tel desseing que le mien, de mettre par escrit ses fantasies, nous verrions plusieurs choses rares, et qui nous approcheroient bien pres de l'honneur de l'antiquité: car notamment en cette partie des dons de nature, je n'en cognois point qui luy soit comparable. Mais il n'est demeuré de luy que ce discours, encore par rencontre, et croy qu'il ne le veit oncques depuis qu'il luy eschappa: et quelques memoires sur cet edict de Janvier fameux par nos guerres civiles, qui trouveront encores ailleurs peut estre leur place. C'est tout ce que j'ay peu recouvrer de ses reliques (moy qu'il laissa d'une si amoureuse recommandation, la mort entre les dents, par son testament, heritier de sa Bibliotheque et de ses papiers) outre le livret de ses oeuvres que j'ay faict mettre en lumiere: Et si suis obligé particulierement à cette piece, d'autant qu'elle a servy de moyen à nostre premiere accointance. Car elle me fut montree longue espace avant que je l'eusse veu; et me donna la premiere cognoissance de son nom, acheminant ainsi cette amitié, que nous avons nourrie, tant que Dieu a voulu, entre nous, si entiere et si parfaicte, que certainement il ne s'en lit guere de pareilles: et entre nos hommes il ne s'en voit aucune trace en usage. Il faut tant de rencontre à la bastir, que c'est beaucoup si la fortune y arrive une fois en trois siecles.

Il n'est rien à quoy il semble que nature nous aye plus acheminés qu'à la societé. Et dit Aristote, que les bons legislateurs ont eu plus de soing de l'amitié, que de la justice. Or le dernier point de sa perfection est cetuy-cy. Car en general toutes celles que la volupté, ou le profit, le besoin publique ou privé, forge et nourrit, en sont d'autant moins belles et genereuses, et d'autant moins amitiez, qu'elles meslent autre cause et but et fruit en l'amitié qu'elle mesme.

Ny ces quatre especes anciennes, naturelle, sociale, hospitaliere, venerienne, particulierement n'y conviennent, ny conjointement.

Des enfans aux peres, c'est plustost respect: L'amitié se nourrit de communication, qui ne peut se trouver entre eux, pour la trop grande disparité, et offenceroit à l'adventure les devoirs de nature: car ny toutes les secrettes pensees des peres ne se peuvent communiquer aux enfans, pour n'y engendrer une messeante privauté: ny les advertissemens et corrections, qui est un des premiers offices d'amitié, ne se pourroient exercer des enfans aux peres. Il s'est trouvé des nations, où par usage les enfans tuoyent leurs peres: et d'autres, où les peres tuoyent leurs enfans, pour eviter l'empeschement qu'ils se peuvent quelquesfois entreporter: et naturellement l'un depend de la ruine de l'autre: Il s'est trouvé des philosophes desdaignans cette cousture naturelle, tesmoing Aristippus qui quand on le pressoit de l'affection qu'il devoit à ses enfans pour estre sortis de luy, il se mit à cracher, disant, que cela en estoit aussi bien sorty: que nous engendrions bien des pouz et des vers. Et cet autre que Plutarque vouloit induire à s'accorder avec son frere: Je n'en fais pas, dit-il, plus grand estat, pour estre sorty de mesme trou. C'est à la verité un beau nom, et plein de dilection que le nom de frere, et à cette cause en fismes nous luy et moy nostre alliance: mais ce meslange de biens, ces partages, et que la richesse de l'un soit la pauvreté de l'autre, cela detrampe merveilleusement et relasche cette soudure fraternelle: Les freres ayants à conduire le progrez de leur avancement, en mesme sentier et mesme train, il est force qu'ils se heurtent et choquent souvent. D'avantage, la correspondance et relation qui engendre ces vrayes et parfaictes amitiez, pourquoy se trouvera elle en ceux cy? Le pere et le fils peuvent estre de complexion entierement eslongnee, et les freres aussi: C'est mon fils, c'est mon parent: mais c'est un homme farouche, un meschant, ou un sot. Et puis, à mesure que ce sont amitiez que la loy et l'obligation naturelle nous commande, il y a d'autant moins de nostre choix et liberté volontaire: Et nostre liberté volontaire n'a point de production qui soit plus proprement sienne, que celle de l'affection et amitié. Ce n'est pas que je n'aye essayé de ce costé là, tout ce qui en peut estre, ayant eu le meilleur pere qui fut onques, et le plus indulgent, jusques à son extreme vieillesse: et estant d'une famille fameuse de pere en fils, et exemplaire en cette partie de la concorde fraternelle:

et ipse

Notus in fratres animi paterni.

D'y comparer l'affection envers les femmes, quoy qu'elle naisse de nostre choix, on ne peut: ny la loger en ce rolle. Son feu, je le confesse,

neque enim est dea nescia nostri

Quæ dulcem curis miscet amaritiem,

est plus actif, plus cuisant, et plus aspre. Mais c'est un feu temeraire et volage, ondoyant et divers, feu de fiebvre, subject à accez et remises, et qui ne nous tient qu'à un coing. En l'amitié, c'est une chaleur generale et universelle, temperee au demeurant et égale, une chaleur constante et rassize, toute douceur et pollissure, qui n'a rien d'aspre et de poignant. Qui plus est en l'amour ce n'est qu'un desir forcené apres ce qui nous fuit,

Come segue la lepre il cacciatore

Al freddo, al caldo, alla montagna, al lito,

Ne piu l'estima poi, che presa vede,

Et sol dietro à chi fugge affreta il piede.

Aussi tost qu'il entre aux termes de l'amitié, c'est à dire en la convenance des volontez, il s'esvanouist et s'alanguist: la jouïssance le perd, comme ayant la fin corporelle et sujette à sacieté. L'amitié au rebours, est jouye à mesure qu'elle est desiree, ne s'esleve, se nourrit, ny ne prend accroissance qu'en la jouyssance, comme estant spirituelle, et l'ame s'affinant par l'usage. Sous cette parfaicte amitié, ces affections volages ont autresfois trouvé place chez moy, affin que je ne parle de luy, qui n'en confesse que trop par ses vers. Ainsi ces deux passions sont entrees chez moy en cognoissance l'une de l'autre, mais en comparaison jamais: la premiere maintenant sa route d'un vol hautain et superbe, et regardant desdaigneusement cette cy passer ses pointes bien loing au dessoubs d'elle.

Quant au mariage, outre ce que c'est un marché qui n'a que l'entree libre, sa duree estant contrainte et forcee, dependant d'ailleurs que de nostre vouloir: et marché, qui ordinairement se fait à autres fins: il y survient mille fusees estrangeres à desmeler parmy, suffisantes à rompre le fil et troubler le cours d'une vive affection: là où en l'amitié, il n'y a affaire ny commerce que d'elle mesme. Joint qu'à dire vray, la suffisance ordinaire des femmes, n'est pas pour respondre à cette conference et communication, nourrisse de cette saincte cousture: ny leur ame ne semble assez ferme pour soustenir l'estreinte d'un neud si pressé, et si durable. Et certes sans cela, s'il se pouvoit dresser une telle accointance libre et volontaire, où non seulement les ames eussent cette entiere jouyssance, mais encores où les corps eussent part à l'alliance, où l'homme fust engagé tout entier: il est certain que l'amitié en seroit plus pleine et plus comble: mais ce sexe par nul exemple n'y est encore peu arriver, et par les escholes anciennes en est rejetté.

Et cette autre licence Grecque est justement abhorree par nos moeurs. Laquelle pourtant, pour avoir selon leur usage, une si necessaire disparité d'aages, et difference d'offices entre les amants, ne respondoit non plus assez à la parfaicte union et convenance qu'icy nous demandons. Quis est enim iste amor amicitiæ? cur neque deformem adolescentem quisquam amat, neque formosum senem? Car la peinture mesme qu'en faict l'Academie ne me desadvoüera pas, comme je pense, de dire ainsi de sa part: Que cette premiere fureur, inspiree par le fils de Venus au coeur de l'amant, sur l'object de la fleur d'une tendre jeunesse, à laquelle ils permettent tous les insolents et passionnez efforts, que peut produire une ardeur immoderee, estoit simplement fondee en une beauté externe: fauce image de la generation corporelle: Car en l'esprit elle ne pouvoit, duquel la montre estoit encore cachee: qui n'estoit qu'en sa naissance, et avant l'aage de germer. Que si cette fureur saisissoit un bas courage, les moyens de sa poursuitte c'estoient richesses, presents, faveur à l'avancement des dignitez: et telle autre basse marchandise, qu'ils reprouvent. Si elle tomboit en un courage plus genereux, les entremises estoient genereuses de mesmes: Instructions philosophiques, enseignements à reverer la religion, obeïr aux loix, mourir pour le bien de son païs: exemples de vaillance, prudence, justice. S'estudiant l'amant de se rendre acceptable par la bonne grace et beauté de son ame, celle de son corps estant pieça fanée: et esperant par cette societé mentale, establir un marché plus ferme et durable. Quand cette poursuitte arrivoit à l'effect, en sa saison (car ce qu'ils ne requierent point en l'amant, qu'il apportast loysir et discretion en son entreprise; ils requierent exactement en l'aimé: d'autant qu'il luy falloit juger d'une beauté interne, de difficile cognoissance, et abstruse descouverte) lors naissoit en l'aymé le desir d'une conception spirituelle, par l'entremise d'une spirituelle beauté. Cette cy estoit icy principale: la corporelle, accidentale et seconde: tout le rebours de l'amant. A cette cause preferent ils l'aymé: et verifient, que les Dieux aussi le preferent: et tansent grandement le poëte Æschylus, d'avoir en l'amour d'Achilles et de Patroclus, donné la part de l'amant à Achilles, qui estoit en la premiere et imberbe verdeur de son adolescence, et le plus beau des Grecs. Apres cette communauté generale, la maistresse et plus digne partie d'icelle, exerçant ses offices, et predominant: ils disent, qu'il en provenoit des fruicts tres-utiles au privé et au public. Que c'estoit la force des païs, qui en recevoient l'usage: et la principale defense de l'equité et de la liberté. Tesmoin les salutaires amours de Hermodius et d'Aristogiton. Pourtant la nomment ils sacree et divine, et n'est à leur compte, que la violence des tyrans, et lascheté des peuples, qui luy soit adversaire: en fin, tout ce qu'on peut donner à la faveur de l'Academie, c'est dire, que c'estoit un amour se terminant en amitié: chose qui ne se rapporte pas mal à la definition Stoique de l'amour: Amorem conatum esse amicitiæ faciendæ ex pulcritudinis specie . Je revien à ma description, de façon plus equitable et plus equable. Omnino amicitiæ, corroboratis jam, confirmatisque ingeniis et ætatibus, judicandæ sunt .

44
{"b":"90954","o":1}