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Il brandilla vigoureusement les bras en l’air, mima les gestes de quelqu’un qui compte de l’argent, fit trotter ses doigts sur la table, puis se frappa le dos de la main. Je devinai: tous trois avaient dû recevoir de l’argent de Charousek et parcouraient désormais le monde avec un théâtre de marionnettes agrandi.

– Et Hillel? Où habite-t-il maintenant?

Je dessinai son visage, une maison et un point d’interrogation à côté.

Jaromir ne comprit pas ce dernier signe, car il ne savait pas lire, mais il devina ce que je voulais: il prit un brin de paille, le lança en l’air et le fit disparaître à la manière d’un prestidigitateur.

Qu’est-ce que cela signifiait? Hillel était-il parti en voyage lui aussi?

Je dessinai le tribunal rabbinique.

Le sourd-muet secoua violemment la tête.

– Hillel n’est plus là-bas?

– Non! (Hochement de tête)

– Où est-il alors?

De nouveau la manipulation du brin de paille.

– Y veut dire que le monsieur est parti et que personne sait où.

Le balayeur qui n’avait cessé de nous observer avec le plus vif intérêt, intervenait, doctoral.

Mon cœur se convulsa d’effroi: Hillel parti! Désormais j’étais absolument seul au monde. Tout ce qu’il y avait dans la salle se mit à papilloter devant mes yeux.

– Et Mirjam?

Ma main tremblait si fort que pendant longtemps je ne pus dessiner un visage ressemblant.

«Mirjam aussi a disparu?

– Oui. Disparue aussi. Sans laisser de traces.

Je gémis tout fort et me mis à courir à travers la salle tandis que les trois soldats se regardaient d’un air perplexe.

Jaromir essaya de me calmer et voulut me faire part d’autre chose qu’il semblait avoir appris: il se posa la tête sur le bras, comme quelqu’un qui dort.

Je m’accrochais à la table:

– Au nom du Christ, est-ce que Mirjam est morte?

Hochement de tête. Non. Jaromir répéta la mimique du dormeur.

«Est-ce qu’elle a été malade?

Je dessinai un flacon de pharmacie.

Hochement de tête. Non. De nouveau le front sur le bras.

Le crépuscule tomba; l’une après l’autre, les flammes du gaz s’allumèrent et je ne parvenais toujours pas à comprendre ce que signifiait le geste.

J’abandonnai. Réfléchis.

La seule chose qui me restait à faire était d’aller à la première heure au tribunal rabbinique pour m’y renseigner et tenter de savoir où Hillel et Mirjam avaient pu se rendre.

Il fallait que je les rejoigne…

Sans un mot, je restai assis à côté de Jaromir. Sourd et muet comme lui.

Lorsque je relevai les yeux, au bout d’un long moment, je vis qu’il était en train de découper une silhouette.

Je reconnus le profil de Rosina. Il me tendit la feuille par-dessus la table, se posa la main sur les yeux et se mit à pleurer doucement.

Puis il se leva d’un bond et sortit en titubant, sans un geste d’adieu.

L’archiviste Schemajah Hillel était parti un jour sans raison apparente et n’était jamais revenu; il avait certainement emmené sa fille avec lui, car personne ne l’avait jamais revue non plus à partir de ce moment-là; ce fut tout ce que je pus apprendre au tribunal rabbinique.

Aucun indice sur la direction qu’ils avaient pu prendre.

À la banque, on m’expliqua que mon argent était encore bloqué par décision de justice, mais on attendait d’un jour à l’autre l’autorisation de me le remettre.

Donc l’héritage de Charousek devait lui aussi suivre la filière administrative et pourtant j’attendais cette somme avec une brûlante impatience, résolu à la consacrer tout entière à rechercher les traces de Hillel et de Mirjam.

J’avais vendu les pierres précieuses qui me restaient et loué deux petites mansardes meublées contiguës dans la ruelle de la Vieille-École, la seule qui eût été épargnée par l’assainissement du quartier juif.

Hasard curieux: c’était la maison, bien connue, où la tradition plaçait la disparition du Golem.

Je m’étais renseigné auprès des autres habitants – petits commerçants ou artisans pour la plupart – sur ce qu’il pouvait y avoir de vrai dans l’histoire de la «pièce sans issue» et l’on m’avait ri au nez. Comment pouvait-on ajouter foi à de pareilles inepties!

Mes propres aventures qui y étaient liées avaient pris en prison la pâleur diaphane d’un rêve depuis longtemps dissipé et je ne voyais plus en elles que des symboles exsangues, sans vie. Je les rayai du livre de mes souvenirs.

Les mots de Laponder que j’entendais parfois résonner aussi clairement dans mon for intérieur que s’il eût été assis en face de moi à me parler, comme dans la cellule, me confirmaient dans l’idée que j’avais dû vivre en esprit ce qui m’avait autrefois paru être une réalité tangible.

Tout ce que j’avais possédé alors n’avait-il pas disparu: le livre Ibbour, le jeu de tarots fantastique, Angélina et même mes vieux amis Zwakh, Vrieslander et Prokop!

La veille de Noël était arrivée et je m’étais acheté un petit sapin avec des bougies rouges. Je voulais être jeune une fois encore et avoir autour de moi la danse des petites flammes, l’odeur des aiguilles résineuses et de la cire brûlée.

Avant la fin de l’année je serais peut-être déjà en chemin, à la recherche de Hillel et de Mirjam par les villes et les villages, partout où m’attirerait mon instinct profond.

Toute impatience s’était peu à peu éteinte en moi et toute crainte que Mirjam eût été assassinée: dans mon cœur je savais que je les retrouverais l’un et l’autre.

Il y avait comme un perpétuel sourire en moi et quand je posais la main sur quelque objet, j’avais l’impression qu’une grâce en émanait. Le contentement d’un homme qui rentre chez lui après un long voyage et aperçoit de loin les tours de sa ville natale m’emplissait étrangement.

J’étais retourné un jour dans le petit café pour emmener Jaromir passer la Noël chez moi. J’y avais appris qu’il n’avait plus jamais reparu et je m’apprêtais déjà à repartir, tout attristé, quand un vieux colporteur était entré pour proposer de petites vieilleries sans valeur.

Je fouillai dans sa boîte et voilà que parmi les breloques, les petits crucifix, les peignes, les broches, un minuscule cœur en pierre rouge attaché à un ruban de soie brodée me tomba sous la main. Je reconnus avec stupéfaction le souvenir qu’Angélina m’avait donné près de la fontaine dans le parc de son château, alors qu’elle était encore petite fille.

D’un seul coup je revis toute ma jeunesse, comme si je regardais un tableau peint par une main enfantine au fond d’une chambre noire.

Je restai là longtemps, longtemps, à regarder le petit cœur rouge sur la paume de ma main.

Assis dans la mansarde, j’écoutais le craquotement des aiguilles de sapin quand çà et là une petite branche se mettait à griller sur la flamme d’une bougie.

«Peut-être en ce moment même le vieux Zwakh est-il en train de jouer son Noël des marionnettes quelque part dans le monde» pensai-je et je me le représentais déclamant d’une voix pleine de mystère les strophes de son poète préféré, Oskar Wiener:

Où est le cœur en pierre rouge?

Il est attaché à un ruban de soie.

Ô toi, ô! ne donne pas ce cœur,

Je lui ai été fidèle et je l’aimais

Et j’ai servi sept dures années

Pour ce cœur et je l’aimais.

Soudain, je me sentis inondé par une joie singulière.

Les bougies achevaient de se consumer. Une seule vacillait encore. La fumée roulait dans la pièce.

Comme si une main m’avait tiré, je me retournai brusquement et:

Mon image se tenait sur le seuil. Mon double.

Dans un manteau blanc. Une couronne sur la tête.

Un instant seulement.

Puis des flammes se ruent au travers du bois de la porte, entraînant à leur suite un nuage de fumée étouffante.

Il y a un incendie dans la maison! Au feu! Au feu!

Dans le lointain déjà, les hurlements furieux des sirènes de pompiers.

Casques étincelants et commandements hachés.

Puis le halètement flasque et rythmé des pompes qui se ramassent comme des démons de l’eau pour bondir sur leur ennemi mortel: le feu.

Le verre tinte et des langues rouges jaillissent de toutes les fenêtres.

On jette des matelas, la rue en est pleine, des gens sautent et on les emmène, blessés.

Mais en moi c’est une extase frénétique qui exulte; je ne sais pourquoi. Mes cheveux se hérissent.

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