– Je te l’ai dit: ne te tourmente pas.
– Est-ce que nous nous reverrons bientôt?
Je craignais de ne plus pouvoir comprendre la réponse, car sa dernière phrase n’était déjà qu’un souffle.
– Je l’espère. Je t’attendrai si je peux… ensuite je devrai… pays…
– Où? Dans quel pays?
Je tombai presque sur Laponder.
– Dans quel pays? Dans quel pays?
– Pays… Gad… au sud… Palestine…
La voix s’éteignit.
Cent questions s’entrechoquaient, affolées, dans ma tête: pourquoi m’appelle-t-il Hénoch? Zwakh, Jaromir, la montre, Vrieslander, Angélina, Charousek.
– Portez-vous bien et pensez quelquefois à moi.
Les lèvres du meurtrier avaient soudain prononcé ces mots avec force et netteté. Cette fois avec le ton de Charousek, mais exactement comme si c’était moi qui les avais dits. Je m’en souvins: c’était textuellement la phrase qui terminait la lettre de l’étudiant.
Le visage de Laponder était désormais dans l’ombre. Les rayons de la lune tombaient sur l’extrémité de la paillasse. Dans un quart d’heure, ils auraient disparu de la cellule. J’eus beau poser question sur question, je n’obtins plus aucune réponse. Le meurtrier gisait immobile comme un cadavre et ses paupières s’étaient refermées.
Je me reprochai avec violence de n’avoir vu en Laponder, pendant tous ces jours, que le criminel et jamais l’homme. D’après tout ce que je venais de constater, il était très évidemment somnambule, c’est-à-dire un être sous l’influence de la pleine lune. Peut-être avait-il tué dans une sorte d’état crépusculaire. Sûrement même. Maintenant que l’aube grisonnait, la rigidité avait disparu de son visage, laissant la place à une expression de paix spirituelle. Je me dis qu’un homme ayant un meurtre sur la conscience ne pouvait pas dormir aussi calmement. J’attendais son réveil avec une impatience que j’avais peine à maîtriser. Savait-il bien ce qui s’était passé?
Enfin il ouvrit les yeux, rencontra mon regard et détourna la tête. Aussitôt je m’approchai de lui et lui serrai la main:
– Pardonnez-moi, monsieur Laponder, d’avoir été aussi peu amical avec vous jusqu’à présent. C’était le choc de la surprise…
– Soyez persuadé, Monsieur, que je vous comprends parfaitement, coupa-t-il très vite. Ce doit être une impression horrible de vivre avec un assassin.
– Ne parlons plus de cela. Tant de choses me sont passées par la tête cette nuit et je ne peux me défaire de l’idée que vous pourriez peut-être…
Je cherchais mes mots.
– Vous me tenez pour un malade, dit-il désireux de m’aider.
J’acquiesçai.
– Je crois pouvoir le déduire de certains symptômes. Je… je… puis-je vous poser une question directe, monsieur Laponder?
– Je vous en prie.
– Elle va vous paraître un peu bizarre, mais voudriez-vous me dire à quoi vous avez rêvé cette nuit?
Il secoua la tête en souriant:
– Je ne rêve jamais.
– Mais vous avez parlé en dormant.
Il me regarda l’air étonné. Réfléchit un moment. Puis dit sur un ton décidé:
– Cela n’a pu se produire que si vous m’avez interrogé.
J’en convins.
«Sinon, comme je vous l’ai dit, je ne rêve jamais. Je… j’erre, ajouta-t-il à mi-voix après un instant de silence.
– Vous errez? Qu’est-ce que je dois entendre par là? Comme il semblait ne pas vouloir poursuivre la conversation je jugeai opportun de lui indiquer les raisons qui m’avaient amené à le presser de questions et lui racontai brièvement les incidents de la nuit.
– Vous pouvez être absolument sûr, déclara-t-il quand j’eus terminé, que tout ce que j’ai dit en dormant repose sur une réalité. Quand j’ai précisé, il y a un instant, que je ne rêvais pas mais que j’errais, j’entendais par là que ma vie onirique n’est pas celle, disons, des gens normaux. Appelez cela comme vous voulez, une désincarnation. Cette nuit, par exemple, je me trouvais dans une pièce extrêmement curieuse, où l’on pénétrait par une trappe dans le plancher.
– Quel aspect avait-elle? demandai-je très vite. Était-elle inhabitée? Vide?
– Non, il y avait des meubles; mais pas beaucoup. Et un lit dans lequel une jeune fille dormait, ou gisait comme morte, et un homme, assis à côté d’elle, lui posant la main sur le front.
Laponder décrivit les deux visages. Aucun doute, c’étaient Hillel et Mirjam. J’osais à peine respirer.
– Je vous en prie, racontez encore. Il n’y avait pas une autre personne dans la pièce?
– Une autre personne? Attendez… non; il n’y avait qu’eux deux. Un chandelier à sept branches était allumé sur la table. Après, je descendais un escalier en colimaçon.
– Il était démoli?
– Démoli? Non, pas du tout, il était en bon état. Et sur le côté, une pièce s’ouvrait dans laquelle un homme était assis, avec des boucles d’argent sur ses souliers, d’un type étranger, comme je n’en avais encore jamais vu: le visage jaune et les yeux obliques. Il était penché en avant et paraissait attendre quelque chose. Une mission peut-être.
– Un livre. Un vieux livre, très gros, vous n’avez vu ça nulle part?
Il se frotta le front.
– Un livre, dites-vous? Oui, parfaitement: il y avait un livre ouvert par terre, tout en parchemin et la page commençait par un grand A doré.
– Vous voulez sans doute dire un I?
– Non, un A.
– Vous êtes sûr? Ce n’était pas un I?
– Non, c’était certainement un A.
Je secouai la tête et me pris à douter. De toute évidence, Laponder à moitié endormi avait lu dans mon esprit et tout mélangé: Hillel, Mirjam, le Golem, le livre Ibbour et le souterrain.
– Il y a longtemps que vous avez ce don d’«errer» comme vous dîtes? lui demandai-je.
– Depuis ma vingt et unième année.
Il s’interrompit, apparemment peu désireux de poursuivre le sujet; puis son visage prit soudain une expression de stupeur sans bornes et il fixa les yeux sur ma poitrine comme s’il y voyait quelque chose.
Sans prêter attention à ma propre surprise, il me saisit les mains et me dit d’un ton suppliant:
– Au nom du ciel dites-moi tout! C’est le dernier jour que je pourrai passer avec vous. Dans une heure peut-être on viendra me chercher pour me lire mon arrêt de mort.
Je l’interrompis, horrifié:
– Il faut que vous me preniez comme témoin! Je jurerai que vous êtes malade: somnambule. On ne peut pas vous exécuter sans avoir examiné votre état mental. Vous devez entendre raison!
Il écarta mes objurgations d’un geste nerveux.
– C’est tellement secondaire… je vous en prie, dites-moi tout!
– Mais qu’est-ce que je pourrais vous dire? Mieux vaut parler de vous et…
– Vous avez dû, je le sais maintenant, vivre certaines expériences étranges qui me touchent de près, plus près que vous ne sauriez croire, je vous en prie, dites-moi tout, implora-t-il.
Je n’arrivais pas à comprendre que ma vie pût l’intéresser plus que la sienne, qui se trouvait dans un péril si pressant, mais pour le calmer, je lui racontai tous les événements qui m’avaient paru inexplicables.
À la fin de chaque chapitre important, il hochait la tête d’un air satisfait, comme quelqu’un qui est allé au fond des choses. Quand j’en arrivai au moment où l’apparition sans tête s’était dressée devant moi en me tendant les grains rouge foncé, il eut peine à se contenir tant il avait hâte de connaître la fin du récit.
– Alors, vous les lui avez fait tomber de la main, murmura-t-il, rêveur. Je n’aurais jamais pensé qu’il existait une troisième voie.
– Ce n’était pas une troisième voie, lui dis-je. C’était la même que si j’avais refusé les grains.
Il sourit.
«Vous ne croyez pas, monsieur Laponder?
– Si vous les aviez refusés, vous auriez bien suivi aussi la «voie de la vie», mais les grains, qui représentent des forces magiques, ne seraient pas restés là où ils étaient. Vous me dites qu’ils ont roulé sur le sol. Cela signifie qu’ils sont demeurés en place et qu’ils seront gardés par vos ancêtres jusqu’à ce que vienne le temps de la germination. Alors les forces qui sommeillent encore en vous pour le moment, prendront vie.
Je ne comprenais pas.
– Mes ancêtres garderont les grains?