– Vous êtes sans doute également soupçonné du meurtre de Zottmann? demandai-je discrètement à Loisa.
Il hocha la tête:
– Oui, depuis longtemps déjà.
De nouveau quelques heures passèrent.
Je fermai les yeux et fis semblant de dormir. Mais,
– Monsieur Pernath! Monsieur Pernath!
J’entendis soudain la voix de Loisa qui m’appelait tout bas.
– Oui?
Je sursautai comme quelqu’un qui s’éveille.
– Monsieur Pernath, excusez-moi, s’il vous plaît, vous… vous ne savez pas ce que fait Rosina? Est-ce qu’elle est à la maison? bredouilla le pauvre diable. Il me fit pitié avec ses yeux enflammés rivés sur mes lèvres et ses mains crispées par l’angoisse.
– Elle s’en tire très bien. Elle… elle est serveuse au… à la taverne Zum alten Ungelt.
Ce mensonge le soulagea visiblement.
Deux détenus apportèrent sur un plateau des écuelles en fer-blanc pleines de brouet à la saucisse bouillant et en posèrent trois dans la cellule sans dire un mot; puis au bout de quelques heures encore, la serrure cliqueta de nouveau et le surveillant me conduisit chez le juge d’instruction. Tandis que nous grimpions et descendions les escaliers, mes genoux frémissaient d’impatience.
– Croyez-vous que je puisse être libéré aujourd’hui? demandai-je au surveillant.
Je le vis étouffer un sourire, avec pitié:
– Hum. Aujourd’hui? Enfin… Dieu peut tout.
De nouveau une plaque de porcelaine sur une porte et un nom:
Karl, baron KATIMINI
Juge d’instruction
De nouveau une pièce nue et deux bureaux avec des casiers hauts d’un mètre. Un vieil homme corpulent, barbe blanche divisée en deux par une raie, jaquette noire, lèvres rouges gonflées, bottines craquantes.
– Vous êtes monsieur Pernath?
– Oui.
– Tailleur de pierres précieuses?
– Oui.
– Cellule n° 70?
– Oui.
– Soupçonné du meurtre de Zottmann?
– Monsieur le juge d’instruction, je vous prie…
– Soupçonné du meurtre de Zottmann?
– Probablement. Du moins je le suppose. Mais…
– Vous avouez?
– Qu’est-ce que je pourrais avouer, monsieur le juge d’instruction? Je suis innocent.
– Vous avouez?
– Non.
– Alors je vous place en détention préventive aux fins d’enquête. Gardien, emmenez cet homme.
– Mais je vous en supplie, écoutez-moi, monsieur le juge d’instruction, il faut absolument que je sois chez moi aujourd’hui. J’ai des choses importantes à faire.
Quelqu’un gloussa derrière le second bureau. Le baron sourit avec complaisance.
– Emmenez cet homme, gardien.
Les jours succédaient aux jours, les semaines aux semaines et j’étais toujours dans la cellule.
À midi, nous avions la permission de descendre dans la cour et de tourner en rond avec les autres détenus pendant quarante minutes sur le sol mouillé. Interdiction d’échanger un seul mot. Au milieu du terrain, un arbre chauve se mourait, un médaillon ovale de la Vierge incrusté dans son tronc. De malingres troènes se blottissaient contre les murs, les feuilles noircies par la suie. Tout autour, les grillages des cellules, derrière lesquels on voyait parfois apparaître un visage grisâtre aux lèvres exsangues. Puis retour dans les cachots pour toucher du pain, de l’eau, un brouet à la saucisse, et le dimanche, des lentilles vermineuses.
Une fois seulement, j’avais été entendu à nouveau. Avais-je des témoins de la prétendue donation par «Monsieur» Wassertrum, de la montre litigieuse?
– Oui, M. Schemajah Hillel, c’est-à-dire, non – je me rappelai qu’il n’y avait pas assisté – mais M. Charousek, non, lui non plus n’était pas là.
– En bref, il n’y avait personne?
– Non, personne, monsieur le juge d’instruction.
De nouveau le gloussement derrière le bureau et de nouveau:
– Gardien, emmenez cet homme.
Mon angoisse pour Angélina s’était changée en morne résignation; le temps où je tremblais pour elle était passé. Je me disais que le plan de vengeance mis au point par Wassertrum avait réussi depuis longtemps, ou que Charousek était intervenu. Mais la pensée de Mirjam me rendait fou. Je me la représentais, attendant heure après heure que le miracle se reproduise, se précipitant le matin de bonne heure, dès que le boulanger était passé, pour chercher dans le pain, mourant d’inquiétude peut-être, et par ma faute. Souvent, pendant la nuit, le remords me réveillait à coups de fouet, je grimpais sur le rayonnage et je m’accrochais là, les yeux fixés sur le cadran de cuivre de la grosse horloge, dévoré par le désir que mes pensées parviennent jusqu’aux oreilles de Hillel et lui crient qu’il devait aider Mirjam, la délivrer de l’espoir torturant d’un miracle.
Puis je me jetais à nouveau sur la paillasse retenant mon souffle jusqu’à ce que ma poitrine fût prête à éclater, afin de contraindre l’image de mon double à apparaître devant moi et pouvoir l’envoyer vers elle, comme consolation. Une fois d’ailleurs je l’avais vu à côté de mon grabat, les mots «Chabrat Zereh Aur Bocher» en écriture au miroir sur la poitrine et j’étais prêt à hurler de joie à la pensée que désormais tout allait s’arranger, mais il s’était enfoncé dans le sol sans me laisser le temps de lui donner l’ordre d’apparaître à Mirjam.
Comment se faisait-il que je n’eusse aucune nouvelle de mes amis? Je demandai à mes compagnons de cellule s’il était interdit d’envoyer des lettres. Ils n’en savaient rien. Ils n’en avaient jamais reçu, d’ailleurs ils ne connaissaient personne qui pût leur écrire. Le gardien me promit de se renseigner.
Mes ongles étaient rongés jusqu’au sang et ma chevelure retournait à l’état sauvage, car nous n’avions ni brosse ni peigne. Pas non plus d’eau pour nous laver. Je luttais presque continuellement contre la nausée, car notre brouet était salé à la soude, prescription en honneur dans les prisons pour «éviter que l’instinct sexuel prenne le dessus».
Le temps passait dans une effroyable monotonie grise. Tournait en rond comme une roue des supplices. Survenaient alors ces moments que nous connaissions tous, où brusquement l’un ou l’autre se levait d’un bond et courait en rond pendant des heures comme un animal sauvage pour se laisser retomber, brisé, sur le grabat et recommencer à attendre, attendre, attendre.
Quand venait le soir, des légions de punaises se mettaient à trotter sur les murs et je me demandais avec étonnement pourquoi l’individu en sabre et caleçon m’avait examiné avec une minutie scientifique pour savoir si je n’avais pas de vermine. Craignait-on au tribunal qu’il pût en résulter des croisements avec des races étrangères?
Le mercredi matin voyait en général une tête de cochon faire irruption avec chapeau mou et jambes de pantalon flottantes: le Dr Rosenblatt, médecin de la prison, qui venait s’assurer que nous resplendissions tous de santé. Et si quelqu’un se plaignait, de n’importe quoi, il prescrivait une pommade à l’oxyde de zinc pour frictionner la poitrine. Une fois, le président du tribunal en personne l’accompagna – long coquin parfumé de la «bonne société», les vices les plus répugnants peints sur le visage – venu s’assurer que l’ordre régnait, et que «personne s’était encore pendouillé» selon l’expression du frisé. Je m’étais approché de lui pour lui adresser une requête, mais il avait fait un bond pour se cacher derrière le gardien et brandi un revolver en me demandant d’une voix suraiguë ce que je voulais.
– Savoir s’il y a des lettres pour moi, lui dis-je poliment.
Au lieu d’une réponse, je reçus un coup dans la poitrine administré par le Dr Rosenblatt qui prit rapidement le large. M. le Président battit lui aussi en retraite et grinça par le judas que si je n’avouais pas le meurtre, je ne recevrais plus de lettres sur cette terre.
Je m’étais depuis longtemps habitué au mauvais air et à la chaleur; bien plus, j’avais continuellement froid, même quand le soleil brillait.
Deux des prisonniers avaient déjà changé plusieurs fois, mais je n’y prêtais aucune attention. Une semaine, c’était un voleur à la tire ou un brigand de grand chemin, une autre un faux-monnayeur ou un receleur. Ce que j’avais vécu un jour était oublié le lendemain. À côté de l’angoisse qui me rongeait au sujet de Mirjam, tous les incidents extérieurs pâlissaient. Un seul m’avait profondément impressionné, au point de me poursuivre parfois en rêve, grotesquement déformé: j’étais grimpé sur le rayonnage pour regarder dehors quand j’avais senti tout à coup un objet pointu me piquer la hanche; ayant cherché ce que cela pouvait être, j’avais constaté qu’il s’agissait de la lime qui après avoir percé ma poche s’était glissée entre la doublure et le tissu. Elle devait être là depuis longtemps, sinon l’homme qui m’avait fouillé en bas l’aurait certainement remarquée. Je la sortis et la jetai négligemment sur ma paillasse. Mais quand je descendis elle avait disparu et je ne doutai pas un instant que seul Loisa avait pu la prendre. Quelques jours après, on vint le chercher pour l’installer à un étage au-dessous. Le gardien avait dit qu’on ne pouvait pas laisser dans la même cellule deux détenus accusés du même crime, comme lui et moi. Je souhaitai de tout cœur que le pauvre diable parvînt à se libérer avec l’aide de la lime.