Je restai dans ce café des heures et des heures, croyant devenir fou d’énervement, mais où aller? Chez moi? Errer dans les rues? Les deux me paraissaient également déplorables.
L’air vicié par trop de respirations, l’éternel cliquetis imbécile des boules de billard, le toussotement sec d’un crieur de journaux à demi aveugle en face de moi, un lieutenant d’infanterie aux jambes d’échassier qui tantôt se fouillait le nez et tantôt se peignait la barbe devant un miroir de poche avec des doigts jaunis par les cigarettes, un ramassis en velours brun d’Italiens répugnants, suants et braillants autour de la table de jeu dans le coin, qui abattaient leurs atouts à coups de poing en poussant des cris stridents, ou crachaient au milieu de la pièce comme s’ils allaient rendre tripes et boyaux. Et il fallait voir tout cela en double et triple exemplaire dans les glaces des murs! Ce spectacle me suçait lentement le sang des artères.
Peu à peu l’obscurité se fit et un garçon aux pieds plats qui croulait sur ses genoux, lutina d’une perche tremblotante les lustres à gaz pour finir par se convaincre qu’ils ne voulaient pas s’allumer.
Chaque fois que je tournais la tête, je rencontrais l’œil de loup du type à monocle qui chaque fois se dissimulait rapidement derrière un journal, ou plongeait sa moustache sale dans une tasse à café depuis longtemps vide. Il avait enfoncé son chapeau rond et dur si bas que ses oreilles étaient retournées presque à angle droit, mais il ne faisait pas mine de s’en aller. La situation devenait intolérable. Je payai et sortis.
Au moment où je voulus refermer la porte derrière moi, quelqu’un me prit la poignée de la main. Je me retournai. Encore cet individu!
Irrité, je voulus tourner à gauche dans la direction de la ville juive, mais il se poussa contre moi et m’en empêcha.
– Cette fois, en voilà assez! lui criai-je.
– À droite, me dit-il brièvement.
– Qu’est-ce que ça signifie?
Il me dévisagea d’un air insolent.
– Vous êtes le Pernath.
– Vous voulez probablement dire: Monsieur Pernath? Il ricana haineusement.
– Pas le moment de faire des façons. Suivez-moi!
– Vous êtes fou? D’ailleurs qui êtes-vous? répliquai-je.
Sans répondre il ouvrit sa jaquette et me montra précautionneusement un aigle de fer-blanc assez usé fixé à la doublure. Je compris: le misérable était membre de la police secrète et il m’arrêtait.
– Au nom du ciel dites-moi ce qu’il y a!
– Vous le saurez bientôt. Allez, ouste, au commissariat! répliqua-t-il grossièrement. Par file à droite, marche!
Je lui proposai de prendre une voiture.
– Pas de ça!
Il fallut donc aller à pied.
Un gendarme me conduisit jusqu’à une porte sur laquelle une plaque de porcelaine annonçait:
Alois OTSCHIN
Conseiller de police
– Vous pouvez entrer, me dit le gendarme.
Deux bureaux crasseux surmontés de casiers hauts d’un mètre étaient placés l’un en face de l’autre. Entre eux, quelques chaises griffées. Le portrait de l’empereur au mur. Un bocal avec des poissons rouges sur l’appui de la fenêtre. À part cela, rien dans la pièce.
Derrière le bureau de gauche, un pied-bot et à côté de lui un épais chausson de feutre, surmontés par un pantalon gris effrangé.
J’entendis un froissement. Une voix marmonna quelques mots en tchèque et tout aussitôt monsieur le conseiller de police surgit au-dessus du bureau de droite, puis s’avança vers moi. C’était un petit homme à barbiche grise qui avait la manie bizarre de grincer des dents avant de commencer à parler, comme quelqu’un qui a le soleil en plein visage. Il fronçait alors les yeux derrière ses lunettes, ce qui lui donnait un air de vilenie terrifiant.
– Vous vous appelez Athanasius Pernath et vous êtes – il regarda une feuille de papier sur laquelle il n’y avait rien – tailleur de pierres précieuses.
Aussitôt, le pied-bot s’anima sous l’autre bureau; il se frotta contre la patte de la chaise et j’entendis le grincement d’une plume. J’acquiesçai:
– Pernath. Tailleur de pierres précieuses.
– Bon, nous sommes donc bien d’accord, monsieur. Pernath, parfaitement, Pernath. Bien, bien.
Le conseiller de police, devenu tout à coup étonnamment aimable comme s’il venait d’apprendre la meilleure nouvelle du monde, me tendit les deux mains et fit des efforts grotesques pour prendre une mine bonhomme.
– Alors, monsieur Pernath, racontez-moi donc ce que vous faites comme ça, toute une journée.
– Je ne crois pas que cela vous regarde, monsieur Otschin, lui répondis-je froidement.
Il fronça les yeux, attendit un moment, puis lança avec la rapidité de l’éclair:
– Depuis quand la comtesse a-t-elle des relations avec Savioli? Comme je m’attendais à quelque chose de ce genre, je ne bronchai pas.
Il essaya de m’enfermer dans des contradictions en accumulant adroitement les questions en tout sens, mais bien que le cœur me battît d’effroi dans la gorge, je ne me trahis pas, répétant sans cesse que je n’avais jamais entendu prononcer le nom de Savioli, que j’étais l’ami d’Angélina depuis le temps de mon père et qu’elle m’avait déjà souvent commandé des camées.
Il réfléchit un moment, puis tira sur ma jaquette pour m’attirer contre lui, me montra le bureau gauche du doigt et chuchota:
– Athanasius! Votre défunt père était mon meilleur ami. Je veux vous sauver, Athanasius! Mais il faut me dire tout ce que vous savez sur la comtesse, vous entendez: tout.
Je ne compris pas ce que cela signifiait:
– Que voulez-vous dire: me sauver? demandai-je tout haut. Le pied-bot frappa rageusement le sol. Le visage du conseiller de police devint gris de haine. Il retroussa la lèvre. Attendit. Je savais qu’il allait immédiatement lâcher une bordée (son système d’intimidation me rappelait Wassertrum) et j’attendis aussi – observant du coin de l’œil une tête de chèvre, propriétaire du pied-bot, se dresser au-dessus du bureau, aux aguets -, puis le conseiller me hurla soudain aux oreilles:
– Assassin!
Je demeurai muet de stupeur.
Grinchue, la tête de chèvre replongea derrière son bureau.
Le conseiller de police lui-même parut assez décontenancé par mon calme, mais le dissimula adroitement en approchant un siège sur lequel il m’invita à prendre place.
«Donc, vous refusez de me donner les renseignements que je vous demande sur la comtesse, monsieur Pernath?
– Je ne peux pas les donner, monsieur le conseiller de police, du moins pas au sens où vous l’entendez. D’abord je ne connais personne qui s’appelle Savioli et ensuite je crois dur comme fer que l’on calomnie la comtesse quand on prétend qu’elle trompe son mari.
– Vous êtes prêt à le jurer? J’en eus le souffle coupé.
– Oui! À n’importe quel moment!
– Bon. Hum.
Une pause plus longue suivit, pendant laquelle il parut réfléchir intensément. Quand il me regarda de nouveau, sa grimace avait pris une expression de douleur assez bien simulée et je songeai involontairement à Charousek lorsqu’il reprit d’une voix étranglée par les larmes:
«Vous pouvez bien me le dire, Athanasius, à moi, un vieil ami de votre père, moi qui vous ai tenu dans mes bras.
J’eus peine à retenir un éclat de rire: il avait, au maximum, dix ans de plus que moi.
«N’est-ce pas, Athanasius, c’était un cas de légitime défense?
La tête de chèvre reparut.
– Comment cela, un cas de légitime défense? Je ne comprenais pas.
– L’affaire avec… Zottmann!
Il me cracha littéralement le nom au visage. Le mot me perça comme un coup de poignard: Zottmann! Zottmann! La montre! Le nom de Zottmann était gravé à l’intérieur de la montre. Je sentis tout mon sang refluer au cœur: l’abominable Wassertrum m’avait donné la montre pour faire peser sur moi le soupçon de l’assassinat.
Aussitôt le policier jeta le masque, grinça des dents, fronça les sourcils:
– Vous avouez donc le meurtre, Pernath?
– Tout cela est une erreur, une effroyable erreur. Pour l’amour de Dieu, écoutez-moi. Je peux vous expliquer, monsieur le conseiller de police, hurlai-je.
– Si vous me dites tout ce que vous savez sur la comtesse, coupa-t-il très vite, vous améliorerez beaucoup votre situation. Je tiens à attirer votre attention là-dessus.
– Je ne peux pas vous dire autre chose que ce que je vous ai déjà dit: la comtesse est innocente.
Il se mordit les lèvres et se tourna vers la tête de chèvre: