Le lendemain, Denise était descendue au rayon depuis une demi-heure à peine, lorsque Mme Aurélie lui dit de sa voix brève.
– Mademoiselle, on vous demande à la direction.
La jeune fille trouva Mouret seul, assis dans le grand cabinet tendu de reps vert. Il venait de se rappeler «la mal peignée», comme la nommait Bourdoncle; et lui qui répugnait d'ordinaire au rôle de gendarme, il avait eu l'idée de la faire comparaître pour la secouer un peu, si elle était toujours fagotée en provinciale. La veille, malgré sa plaisanterie, il avait éprouvé devant Mme Desforges, une contrariété d'amour-propre, en voyant discuter l'élégance d'une de ses vendeuses. C'était, chez lui, un sentiment confus, un mélange de sympathie et de colère.
– Mademoiselle, commença-t-il, nous vous avions pris par égard pour votre oncle, et il ne faut pas nous mettre dans la triste nécessité…
Mais il s'arrêta. En face de lui, de l'autre côté du bureau, Denise se tenait droite, sérieuse et pâle. Sa robe de soie n'était plus trop large, serrant sa taille ronde, moulant les lignes pures de ses épaules de vierge; et, si sa chevelure, nouée en grosses tresses, restait sauvage, elle tâchait du moins de se contenir. Après s'être endormie toute vêtue, les yeux épuisés de larmes, la jeune fille, en se réveillant vers quatre heures, avait eu honte de cette crise de sensibilité nerveuse. Et elle s'était mise immédiatement à rétrécir la robe, elle avait passé une heure devant l'étroit miroir, le peigne dans ses cheveux, sans pouvoir les réduire, comme elle l'aurait voulu.
– Ah! Dieu merci! murmura Mouret, vous êtes mieux, ce matin… Seulement, ce sont encore ces diablesses de mèches!
Il s'était levé, il vint corriger sa coiffure, du même geste familier dont Mme Aurélie avait essayé de le faire la veille.
– Tenez! rentrez donc ça derrière l'oreille… Le chignon est trop haut.
Elle n'ouvrait pas la bouche, elle se laissait arranger. Malgré son serment d'être forte, elle était arrivée toute froide dans le cabinet, avec la certitude qu'on l'appelait pour lui signifier son renvoi. Et l'évidente bienveillance de Mouret ne la rassurait pas, elle continuait à le redouter, à ressentir près de lui ce malaise qu'elle expliquait par un trouble bien naturel, devant l'homme puissant dont sa destinée dépendait. Quand il la vit si tremblante sous ses mains qui lui effleuraient la nuque, il eut regret de ce mouvement d'obligeance, car il craignait surtout de perdre son autorité.
– Enfin, mademoiselle, reprit-il en mettant de nouveau le bureau entre elle et lui, tâchez de veiller sur votre tenue. Vous n'êtes pas à Valognes, étudiez nos Parisiennes… Si le nom de votre oncle a suffi pour vous ouvrir notre maison, je veux croire que vous tiendrez ce que votre personne m'a semblé promettre. Le malheur est que tout le monde ici ne partage point mon avis… Vous voilà prévenue, n'est-ce pas? Ne me faites pas mentir.
Il la traitait en enfant, avec plus de pitié que de bonté, sa curiosité du féminin simplement mise en éveil par la femme troublante qu'il sentait naître chez cette enfant pauvre et maladroite. Et elle, pendant qu'il la sermonnait, ayant aperçu le portrait de Mme Hédouin, dont le beau visage régulier souriait gravement dans le cadre d'or, se trouvait reprise d'un frisson, malgré les paroles encourageantes qu'il lui adressait. C'était la dame morte, celle que le quartier l'accusait d'avoir tuée, pour fonder la maison sur le sang de ses membres.
Mouret parlait toujours.
– Allez, dit-il enfin, assis et continuant à écrire.
Elle s'en alla, elle eut dans le corridor un soupir de profond soulagement.
À partir de ce jour, Denise montra son grand courage. Sous les crises de sa sensibilité, il y avait une raison sans cesse agissante, toute une bravoure d'être faible et seul, s'obstinant gaiement au devoir qu'elle s'imposait. Elle faisait peu de bruit, elle allait devant elle, droit à son but, par-dessus les obstacles; et cela simplement, naturellement, car sa nature même était dans cette douceur invincible.
D'abord, elle eut à surmonter les terribles fatigues du rayon. Les paquets de vêtements lui cassaient les bras, au point que, pendant les six premières semaines, elle criait la nuit en se retournant, courbaturée, les épaules meurtries. Mais elle souffrit plus encore de ses souliers, de gros souliers apportés de Valognes, et que le manque d'argent l'empêchait de remplacer par des bottines légères. Toujours debout, piétinant du matin au soir, grondée si on la voyait s'appuyer une minute contre la boiserie, elle avait les pieds enflés, des petits pieds de fillette qui semblaient broyés dans des brodequins de torture; les talons battaient de fièvre, la plante s'était couverte d'ampoules, dont la peau arrachée se collait à ses bas. Puis, elle éprouvait un délabrement du corps entier, les membres et les organes tirés par cette lassitude des jambes, de brusques troubles dans son sexe de femme, que trahissaient les pâles couleurs de sa chair. Et elle, si mince, l'air si fragile, résista, pendant que beaucoup de vendeuses devaient quitter les nouveautés, atteintes de maladies spéciales. Sa bonne grâce à souffrir, l'entêtement de sa vaillance la maintenaient souriante et droite, lorsqu'elle défaillait, à bout de forces, épuisée par un travail auquel des hommes auraient succombé.
Ensuite, son tourment fut d'avoir le rayon contre elle. Au martyre physique s'ajoutait la sourde persécution de ses camarades. Après deux mois de patience et de douceur, elle ne les avait pas encore désarmées. C'étaient des mots blessants, des inventions cruelles, une mise à l'écart qui la frappait au cœur, dans son besoin de tendresse. On l'avait longtemps plaisantée sur son début fâcheux; les mots de «sabot», de «tête de pioche» circulaient, celles qui manquaient une vente étaient envoyées à Valognes, elle passait enfin pour la bête du comptoir. Puis, lorsqu'elle se révéla plus tard comme une vendeuse remarquable, au courant désormais du mécanisme de la maison, il y eut une stupeur indignée; et, à partir de ce moment, ces demoiselles s'entendirent de manière à ne jamais lui laisser une cliente sérieuse. Marguerite et Clara la poursuivaient d'une haine instinctive, serraient les rangs pour ne pas être mangées par cette nouvelle venue, qu'elles redoutaient sous leur affectation de dédain. Quant à Mme Aurélie, elle était blessée de la réserve fière de la jeune fille, qui ne tournait pas autour de sa jupe d'un air d'admiration caressante; aussi l'abandonnait-elle aux rancunes de ses favorites, des préférées de sa Cour, toujours agenouillées, occupées à la nourrir d'une flatterie continue, dont sa forte personne autoritaire avait besoin pour s'épanouir. Un instant, la seconde, Mme Frédéric, parut ne pas entrer dans le complot; mais ce devait être par inadvertance, car elle se montra également dure, dès qu'elle s'aperçut des ennuis où ses bonnes manières pouvaient la mettre. Alors l'abandon fut complet, toutes s'acharnèrent sur «la mal peignée», celle-ci vécut dans une lutte de chaque heure, n'arrivant avec tout son courage qu'à se maintenir au rayon, difficilement.
Maintenant, telle était sa vie. Il lui fallait sourire, faire la brave et la gracieuse, dans une robe de soie qui ne lui appartenait point; et elle agonisait de fatigue, mal nourrie, mal traitée, sous la continuelle menace d'un renvoi brutal. Sa chambre était son unique refuge, le seul endroit où elle s'abandonnait encore à des crises de larmes, lorsqu'elle avait trop souffert durant le jour. Mais un froid terrible y tombait du zinc de la toiture, couverte des neiges de décembre; elle devait se pelotonner dans son lit, jeter tous ses vêtements sur elle, pleurer sous la couverture, pour que la gelée ne lui gerçât pas le visage. Mouret ne lui adressait plus la parole. Quand elle rencontrait le regard sévère de Bourdoncle pendant le service, elle était prise d'un tremblement, car elle sentait en lui un ennemi naturel, qui ne lui pardonnerait pas la plus légère faute. Et, au milieu de cette hostilité générale, l'étrange bienveillance de l'inspecteur Jouve l'étonnait; s'il la trouvait à l'écart, il lui souriait, cherchait un mot aimable; deux fois, il lui avait évité des réprimandes, sans qu'elle lui en témoignât de la gratitude, plus troublée que touchée de sa protection.
Un soir, après le dîner, comme ces demoiselles rangeaient les armoires, Joseph vint avertir Denise qu'un jeune homme la demandait, en bas. Elle descendit, très inquiète.
– Tiens! dit Clara, la mal peignée a donc un amoureux?
– Faut avoir faim, dit Marguerite.
En bas, sous la porte, Denise trouva son frère Jean. Elle lui avait formellement défendu de se présenter ainsi au magasin, ce qui produisait le plus mauvais effet. Mais elle n'osa le gronder, tellement il paraissait hors de lui, sans casquette, essoufflé d'être venu en courant du faubourg du Temple.
– As-tu dix francs? balbutia-t-il. Donne-moi dix francs ou je suis un homme perdu.
Ce grand galopin aux cheveux blonds envolés, était si drôle, avec son beau visage de fille, en lançant cette phrase de mélodrame, qu'elle aurait souri, sans l'angoisse où la mettait la demande d'argent.
– Comment! dix francs? murmura-t-elle. Qu'y a-t-il donc?
Il rougit, il expliqua qu'il avait rencontré la sœur d'un camarade. Denise le fit taire, gagnée par son embarras, n'ayant pas besoin d'en savoir davantage. À deux reprises, il était accouru déjà pour pratiquer des emprunts semblables; mais il s'agissait seulement, la première fois de vingt-cinq sous, et la seconde de trente sous. Toujours il retombait dans des histoires de femme.
– Je ne peux pas te donner dix francs, reprit-elle. Le mois de Pépé n'est pas encore payé, et j'ai tout juste l'argent. Il me restera à peine de quoi acheter des bottines dont j'ai grand besoin… À la fin, tu n'es pas raisonnable, Jean. C'est très mal.