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– Et pourquoi on m'a renvoyé de l'école, Monsieur Hamil? Madame Rosa m'a dit que c'était parce que j'étais trop jeune pour mon âge, puis que j'étais trop vieux pour mon âge et puis que j'avais pas l'âge que j'aurais dû avoir et elle m'a traîné chez le docteur Katz qui lui a dit que je serais peut-être très différent, comme un grand poète?

Monsieur Hamil paraissait tout triste. C'est ses yeux qui faisaient ça. C'est toujours dans les yeux que les gens sont les plus tristes.

– Tu es un enfant très sensible, mon petit Mohammed. Ça te rend un peu différent des autres…

Il sourit.

– La sensibilité, ce n'est pas ce qui tue les gens aujourd'hui.

On parlait arabe et ça ne se dit pas aussi bien en français.

– Est-ce que mon père était un grand bandit, Monsieur Hamil, et tout le monde en a peur, même pour en parler?

– Non, non, vraiment pas, Mohammed. Je n'ai jamais rien entendu de tel.

– Et qu'est-ce que vous avez entendu, Monsieur Hamil?

Il baissait les yeux et soupirait.

– Rien.

– Rien?

– Rien.

C'était toujours la même chose, avec moi. Rien.

La leçon était terminée et Monsieur Hamil s'est mis à me parler de Nice, qui est mon récit préféré. Quand il parle des clowns qui dansent dans les rues et des géants joyeux qui sont assis sur les chars, je me sens chez moi. J'aime aussi les forêts de mimosas qu'ils ont là-bas et les palmiers et il y a des oiseaux tout blancs qui battent des ailes comme pour applaudir tellement ils sont heureux. Un jour, j'avais décidé Moïse et un autre mec qui s'appelait autrement de partir à Nice à pied et de vivre là-bas dans la forêt de mimosas du produit de nos chasses. Nous sommes partis un matin et nous sommes allés jusqu'à la place Pigalle mais là on a eu peur parce qu'on était loin de chez nous et on est revenu. Madame Rosa a cru devenir folle mais elle dit toujours ça pour s'exprimer.

Donc, comme j'ai eu l'honneur, quand je suis rentré avec Madame Rosa, après cette visite chez le docteur Katz, nous avons trouvé à la maison Monsieur N'Da Amédée, qui est l'homme le mieux habillé que vous pouvez imaginer. C'est le plus grand proxynète et maquereau de tous les Noirs de Paris et il vient voir Madame Rosa pour qu'elle lui écrive des lettres à sa famille. Il ne veut dire à personne d'autre qu'il ne sait pas écrire. Il portait un costume en soie rosé qu'on pouvait toucher et un chapeau rosé avec une chemise rosé. La cravate était rosé aussi et cette tenue le rendait remarquable. Il nous venait du Niger qui est un des nombreux pays qu'ils ont en Afrique et il s'était fait lui-même. Il le répétait tout le temps. «Je me suis fait moi-même», avec son costume et ses bagues diamantaires aux doigts. Il en avait une à chaque doigt et quand il a été tué dans la Seine, on lui a coupé les doigts pour avoir les bagues parce que c'était un règlement de comptes. Je vous dis ça tout de suite pour vous épargner les émotions plus tard. Il avait de son vivant les meilleurs vingt-cinq mètres de trottoir à Pigalle et il se faisait les ongles chez les manicures qui étaient rosés aussi. Il avait aussi un gilet que j'ai oublié. Il touchait tout le temps sa moustache du bout d'un doigt, très doucement, comme pour être gentil avec elle. Il apportait toujours un petit cadeau à manger à Madame Rosa qui préférait le parfum parce qu'elle avait peur de grossir encore plus. Je ne l'ai jamais vue sentir mauvais jusqu'à beaucoup plus tard. Le parfum était donc ce qui allait le mieux à Madame Rosa comme cadeau et elle en avait des flacons et des flacons, mais je n'ai jamais compris pourquoi elle s'en mettait surtout derrière les oreilles, comme le persil chez les veaux. Ce Noir dont je vous parle, Monsieur N'Da Amédée, était en réalité analphabète car il était devenu quelqu'un trop tôt pour aller à l'école. Je ne vais pas refaire ici l'histoire mais les Noirs ont beaucoup souffert et il faut les comprendre quand on peut. C'est pourquoi Monsieur N'Da Amédée se faisait écrire des lettres par Madame Rosa qu'il envoyait à ses parents au Niger dont il connaissait le nom. Le racisme a été terrible pour eux là-bas, jusqu'à ce qu'il y a eu la révolution et qu'ils ont eu un régime et ont cessé de souffrir. Moi je n'ai pas eu à me plaindre du racisme, alors je ne vois pas ce que je peux attendre. Enfin, les Noirs doivent bien avoir d'autres défauts.

Monsieur N'Da Amédée s'asseyait sur le lit où on dormait quand on n'était pas plus de trois ou quatre, on allait dormir avec Madame Rosa, quand il y avait plus. Ou alors, il mettait un pied sur le lit et restait debout pour expliquer à Madame Rosa ce qu'elle devait dire par écrit à ses parents. Quand il parlait, Monsieur N'Da Amédée faisait des gestes et s'émouvait et finissait même par se fâcher sérieusement et par se mettre en colère, pas du tout parce qu'il était furieux mais parce qu'il voulait dire à ses parents beaucoup plus de choses qu'il ne pouvait s'offrir avec ses moyens de bas étage. Ça commençait toujours par cher et vénéré père et puis il se foutait en rogne car il était plein de choses merveilleuses qui n'avaient pas d'expression et qui restaient dans son cœur. Il n'avait pas les moyens, alors qu'il lui fallait de l'or et des diamants à chaque mot. Madame Rosa lui écrivait des lettres dans lesquelles il faisait des études d'autodidacte pour devenir entrepreneur de travaux publics, construire des barrages et être un bienfaiteur pour son pays. Quand elle lui Usait ça, il avait un immense plaisir. Madame Rosa lui faisait construire aussi des ponts et des routes et tout ce qu'il faut. Elle aimait quand Monsieur N'Da Amédée était heureux en écoutant toutes les choses qu'il faisait dans ses lettres et il mettait toujours de l'argent dans l'enveloppe pour que ce soit plus vrai. Il était enchanté, avec Son costume rosé des Champs-Elysées et peut-être même davantage et Madame Rosa disait après que quand il écoutait, il avait des yeux de vrai croyant et que les Noirs d'Afrique, car il y en a ailleurs, sont encore ce qu'il y a de mieux dans le genre. Les vrais croyants sont des personnes qui croient en Dieu, comme Monsieur Hamil, qui me parlait de Dieu tout le temps et il m'expliquait que ce sont des choses qu'il faut apprendre quand on est jeune et qu'on est capable d'apprendre n'importe quoi.

Monsieur N'Da Amédée avait un diamant dans sa cravate qui étincelait. Madame Rosa disait que c'était un vrai diamant et pas un faux comme on pourrait le croire, car on ne se méfie jamais assez. Le grand-père maternel de Madame Rosa était dans les diamants et elle en avait hérité des connaissances. Le diamant était au-dessous du visage de Monsieur N'Da Amédée, qui brillait aussi, mais pas pour les mêmes raisons. Madame Rosa ne se souvenait jamais ce qu'elle avait mis la dernière fois dans la lettre à ses parents en Afrique, mais ça n'avait pas d'importance, elle disait que plus on a rien et plus on veut croire. D'ailleurs Monsieur N'Da Amédée ne cherchait pas la petite bête et ça lui était égal, à partir du moment que ses parents étaient heureux. Parfois, il oubliait même ses parents et il se disait tout ce qu'il était déjà et tout ce qu'il allait être encore davantage. Je n'avais encore jamais vu quelqu'un qui pouvait parler ainsi de lui-même comme si c'était possible. Il hurlait que tout le monde le respectait et qu'il était le roi. Oui, il gueulait, «je suis le roi!» et Madame Rosa mettait ça par écrit, avec les ponts et les barrages et tout. Après, elle me disait que Monsieur N'Da Amédée était complètement michougué, ce qui veut dire fou en juif, mais que c'était un fou dangereux et qu'il fallait donc le laisser faire pour ne pas avoir d'ennuis. Il paraît qu'il avait déjà tué des hommes mais que c'étaient des Noirs entre eux et qui n'avaient pas d'identité, parce qu'ils ne sont pas français comme les Noirs américains et que la police ne s'occupe que de ceux qui ont une existence. Un jour, il allait se cogner aux Algériens ou aux Corses et elle allait être obligée d'écrire à ses parents une lettre qui ne fait plaisir à personne. Il ne faut pas croire que les proxynè-tes n'ont pas de problèmes comme tout le monde. Monsieur N'Da Amédée venait toujours avec deux gardes du corps car il était peu sûr et il fallait le protéger. Ces gardes du corps, on leur aurait vite donné le bon Dieu sans confession, tellement ils avaient des sales têtes et faisaient peur. Il y avait un qui était boxeur et qui avait pris tant de coups sur la gueule que tout avait perdu sa place et il avait un œil qui n'était pas à la hauteur, un nez écrasant et des sourcils arrachés par des interruptions du combat de l'arbitre à l'arcade sourcilière, et un autre œil qui n'était pas tellement chez lui non plus, comme si le coup qu'on avait donné à l'un avait fait sortir l'autre. Mais il avait du poing et ça ne s'arrêtait pas là, il avait aussi des bras qu'on ne rencontre pas ailleurs. Madame Rosa m'avait dit que quand on rêve beaucoup on grandit plus vite, et les poings de ce Monsieur Boro avaient dû rêver toute leur vie, tellement ils étaient énormes.

L'autre garde du corps avait une tête encore intacte mais c'était dommage. Moi j'aime pas les gens qui ont des visages où ça change tout le temps et fuit de tous les côtés et qui n'ont jamais la même gueule deux fois de suite. Un faux jeton, on appelle ça, et bien sûr, il devait avoir ses raisons, qui n'en a pas, et tout le monde a envie de se cacher, mais celui-là je vous jure avait l'air tellement falsifié qu'on avait les cheveux qui se dressaient sur la tête rien qu'à penser ce qu'il devait cacher. Vous voyez ce que je veux dire? Par-dessus le marché, il me souriait tout le temps et c'est pas vrai que les Noirs mangent des enfants dans leur pain, c'est des rumeurs d'Orléans, tout ça, mais j'avais toujours l'impression que je lui donnais de l'appétit et ils ont quand même été cannibaux en Afrique, on peut pas leur enlever ça. Quand je passais à côté de lui, il me saisissait, il me prenait sur ses genoux et il me disait qu'il avait un petit garçon qui avait mon âge et qu'il lui avait même offert une panoplie de cow-boy dont j'ai toujours eu envie. Une vraie ordure, quoi. Peut-être qu'il y avait du bon en lui, comme dans tout le monde quand on fait des recherches, mais il me foutait les chocot-tes, avec ses yeux qui n'avaient pas de sens unique deux fois de suite. Il devait le savoir, parce qu'il m'avait même apporté une fois des pistaches, tellement il mentait bien. Les pistaches, ça ne veut rien dire du tout, c'est un franc tout compris. S'il se croyait faire un ami avec ça, il se trompait, croyez-moi. Je raconte ce détail parce que c'est dans ces circonstances indépendantes de ma volonté que j'ai fait une nouvelle crise de violence.

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