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Les gosses sont tous très contagieux. Quand il y en a un, c'est tout de suite les autres. On était alors sept chez Madame Rosa, dont deux à la journée, que Monsieur Moussa l'éboueur bien connu déposait au moment des ordures à six heures du matin, en absence de sa femme qui était morte de quelque chose. Il les reprenait dans l'après-midi pour s'en occuper. Il y avait Moïse qui avait encore moins d'âge que moi, Banania qui se marrait tout le temps parce qu'il était né de bonne humeur, Michel qui avait eu des parents vietnamiens et que Madame Rosa n'allait pas garder un jour de plus depuis un an qu'on ne la payait pas. Cette Juive était une brave femme mais elle avait des limites. Ce qui se passait souvent, c'est que les femmes qui se défendaient allaient loin où c'était très bien payé et il y avait beaucoup de demande et elles confiaient leur gosse à Madame Rosa pour ne plus revenir. Elles partaient et plouff. Tout ça, c'est des histoires de mômes qui n'avaient pas pu se faire avorter à temps et qui n'étaient pas nécessaires. Madame Rosa les plaçait parfois dans des familles qui se sentaient seules et qui étaient dans le besoin, mais c'était difficile car il y a des lois. Quand une femme est obligée de se défendre, elle n'a pas le droit d'avoir la puissance paternelle, c'est la prostitution qui veut ça. Alors elle a peur d'être déchue et elle cache son môme pour ne pas le voir confié. Elle le met en garderie chez des personnes qu'elle connaît et où il y a la discrétion assurée. Je ne peux pas vous dire tous les enfants de putes que j'ai vus passer chez Madame Rosa, mais il y en avait peu comme moi qui étaient là à titre définitif. Les plus longs après moi, c'étaient Moïse, Banania et le Vietnamien, qui a été finalement pris par un restaurant rue Monsieur le Prince et que je ne reconnaîtrais plus si je le rencontrais maintenant, tellement c'est loin.

Quand j'ai commencé à réclamer ma mère, Madame Rosa m'a traité de petit prétentieux et que tous les Arabes étaient comme ça, on leur donne la main, ils veulent tout le bras. Madame Rosa n'était pas comme ça elle-même, elle le disait seulement à cause des préjugés et je savais bien que j'étais son préféré. Quand je me mettais à gueuler, les autres se mettaient à gueuler aussi et Madame Rosa s'est trouvée avec sept gosses qui réclamaient leur mère avec des hurlements à qui mieux mieux et elle a fait une véritable crise d'hystérie collective. Elle s'arrachait les cheveux qu'elle n'avait déjà pas et elle avait des larmes qui coulaient d'ingratitude. Elle s'est caché le visage dans les mains et a continué à pleurer mais cet âge est sans pitié. Il y avait même du plâtre qui tombait du mur, pas parce que Madame Rosa pleurait, c'était seulement des dégâts matériels.

Madame Rosa avait des cheveux gris qui tombaient eux aussi parce qu'ils n'y tenaient plus tellement. Elle avait très peur de devenir chauve, c'est une chose terrible pour une femme qui n'a plus grand-chose d'autre. Elle avait plus de fesses et de seins que n'importe qui et quand elle se regardait dans le miroir elle se faisait de grands sourires, comme si elle cherchait à se plaire. Dimanche elle s'habillait des pieds à la tête, mettait sa perruque rousse et allait s'asseoir dans le square Beaulieu et restait là pendant plusieurs heures avec élégance. Elle se maquillait plusieurs fois par jour mais qu'est-ce que vous voulez y faire. Avec la perruque et le maquillage ça se voyait moins et elle mettait toujours des fleurs dans l'appartement pour que ce soit plus joli autour d'elle.

Quand elle s'est calmée, Madame Rosa m'a traîné au petit endroit et m'a traité de meneur et elle m a dit que les meneurs étaient toujours punis de prison. Elle m'a expliqué que ma mère voyait tout ce que je faisais et que si je voulais la retrouver un jour, je devais avoir une vie propre et honnête, sans délinquance juvénile. Le petit endroit était encore plus petit que ça et Madame Rosa n'y tenait pas tout entière, à cause de son étendue et c'était même curieux combien il y en avait pour une personne si seule. Je crois qu'elle devait se sentir encore plus seule, là-dedans.

Lorsque les mandats cessaient d'arriver pour l'un d'entre nous, Madame Rosa ne jetait pas le coupable dehors. C'était le cas du petit Banania, son père était inconnu et on ne pouvait rien lui reprocher; sa mère envoyait un peu d'argent tous les six mois et encore. Madame Rosa engueulait Banania mais celui-ci s'en foutait parce qu'il n'avait que trois ans et des sourires. Je pense que Madame Rosa aurait peut-être donné Banania à l'Assistance mais pas son sourire et comme on ne pouvait pas l'un sans l'autre, elle était obligée de les garder tous les deux. C'est moi qui étais chargé de conduire Banania dans les foyers africains de la rue Bisson pour qu'il voie du noir, Madame Rosa y tenait beaucoup.

– Il faut qu'il voie du noir, sans ça, plus tard, il va pas s'associer.

Je prenais donc Banania et je le conduisais à côté. Il était très bien reçu car ce sont des personnes dont les familles sont restées en Afrique et un enfant, ça fait toujours penser à un autre. Madame Rosa ne savait pas du tout si Banania qui s'appelait Touré était un Malien ou un Sénégalais ou un Guinéen ou autre chose, sa mère se défendait rue Saint-Denis avant de partir en maison à Abidjan et ce sont des choses qu'on ne peut pas savoir dans le métier. Moïse était aussi très irrégulier mais là Madame Rosa était coincée parce que l'Assistance publique ils pouvaient pas se faire ça entre Juifs. Pour moi, le mandat de trois cents francs arrivait chaque début de mois et j'étais inattaquable. Je crois que Moïse avait une mère et qu'elle avait honte, ses parents ne savaient rien et elle était d'une bonne famille et puis Moïse était blond avec des yeux bleus et sans le nez signalitique et c'étaient des aveux spontanés, il n'y avait qu'à le regarder. Mes trois cents francs par mois rubis sur ongle infligeaient à Madame Rosa du respect à mon égard. J'allais sur mes dix ans, j'avais même des troubles de précocité parce que les Arabes bandent toujours les premiers. Je savais donc que je représentais pour Madame Rosa quelque chose de solide et qu'elle y regarderait à deux fois avant de faire sortir le loup des bois. C'est ce qui s'est passé dans le petit endroit quand j'avais six ans. Vous me direz que je mélange les années, mais ce n'est pas vrai, et je vous expliquerai quand ça me viendra comment j'ai brusquement pris un coup de vieux.

– Ecoute, Momo, tu es l'aîné, tu dois donner l'exemple, alors ne nous fais plus le bordel ici avec ta maman. Vos mamans, vous avez la chance de ne pas les connaître, parce qu'à votre âge, il y a encore la sensibilité, et c'est des putains comme c'est pas permis, on croit même rêver, des fois. Tu sais ce que c'est, une putain?

– C'est des personnes qui se défendent avec leur cul.

– Je me demande où tu as appris des horreurs pareilles, mais il y a beaucoup de vérité dans ce que tu dis.

– Vous aussi, vous vous êtes défendue avec votre cul, Madame Rosa, quand vous étiez jeune et belle?

Elle a souri, ça lui faisait plaisir d'entendre qu'elle avait été jeune et belle.

– Tu es un bon petit, Momo, mais tiens-toi tranquille. Aide-moi. Je suis vieille et malade. Depuis que je suis sortie d'Auschwitz, je n'ai eu que des ennuis.

Elle était si triste qu'on ne voyait même pas qu'elle était moche. Je lui ai mis les bras autour du cou et je l'ai embrassée. On disait dans la rue que c'était une femme sans cœur et c'est vrai qu'il n'y avait personne pour s'en occuper. Elle avait tenu le coup sans cœur pendant soixante-cinq ans et il y avait des moments où il fallait lui pardonner.

Elle pleurait tellement que j'ai eu envie de pisser.

– Excusez-moi, Madame Rosa, j'ai envie de pisser.

Après, je lui ai dit:

– Madame Rosa, bon, pour ma mère je sais bien que c'est pas possible, mais est-ce qu'on pourrait pas avoir un chien à la place?

– Quoi? Quoi? Tu crois qu'il y a de la place pour un chien là-dedans? Et avec quoi je vais le nourrir? Qui est-ce qui va lui envoyer des mandats?

Mais elle n'a rien dit quand j'ai volé un petit caniche gris tout frisé au chenil rue Calefeutre et que je l'ai amené à la maison. Je suis entré dans le chenil, j'ai demandé si je pouvais caresser le caniche et la propriétaire m'a donné le chien quand je l'ai regardée comme je sais le faire. Je l'ai pris, je l'ai caressé et puis j'ai foutu le camp comme une flèche. S'il y a une chose que je sais faire, c'est courir. On ne peut pas sans ça, dans la vie.

Je me suis fait un vrai malheur avec ce chien. Je me suis mis à l'aimer comme c'est pas permis. Les autres aussi, sauf peut-être Banania, qui s'en foutait complètement, il était déjà heureux comme ça, sans raison, j'ai encore jamais vu un Noir heureux avec raison. Je tenais toujours le chien dans mes bras et je n'arrivais pas à lui trouver un nom. Chaque fois que je pensais à Tarzan ou Zorro je sentais qu'il y avait quelque part un nom qui n'avait encore personne et qui attendait. Finalement j'ai choisi Super mais sous toutes réserves, avec possibilité de changer si je trouvais quelque chose de plus beau. J'avais en moi des excès accumulés et j'ai tout donné à Super. Je sais pas ce que j'aurais fait sans lui, c'était vraiment urgent, j'aurais fini en tôle, Probablement. Quand je le promenais, je me sentais quelqu'un parce que j'étais tout ce qu'il a vait au monde. Je l'aimais tellement que je l'ai même donné. J'avais déjà neuf ans ou autour et on pense déjà, à cet âge, sauf peut-être quand on est heureux. Il faut dire aussi sans vouloir vexer personne que chez Madame Rosa, c'était triste, même quand on a l'habitude. Alors lorsque Super a commencé à grandir pour moi au point de vue sentimental, j'ai voulu lui faire une vie, c'est ce que j'aurais fait pour moi-même, si c'était possible. Je vous ferai remarquer que ce n'était pas n'importe qui non plus, mais un caniche. Il y a une dame qui a dit oh le beau petit chien et qui m'a demandé s'il était à moi et à vendre. J'étais mal fringue, j'ai une tête pas de chez nous et elle voyait bien que c'était un chien d'une autre espèce.

Je lui ai vendu Super pour cinq cents francs et il faisait vraiment une affaire. J'ai demandé cinq cents francs à la bonne femme parce que je voulais être sûr qu'elle avait les moyens. Je suis bien tombé, elle avait même une voiture avec chauffeur et elle a tout de suite mis Super dedans, au cas où j'aurais des parents qui allaient gueuler. Alors maintenant je vais vous dire, parce que vous n'allez pas me croire. J'ai pris les cinq cents francs et je les ai foutus dans une bouche d'égout. Après je me suis assis sur un trottoir et j'ai chialé comme un veau avec les poings dans les yeux mais j'étais heureux. Chez Madame Rosa il y avait pas la sécurité et on ne tenait tous qu'à un fil, avec la vieille malade, sans argent et avec l'Assistance publique sur nos têtes et c'était pas une vie pour un chien.

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