– Mon père est venu l'autre jour pour me reprendre, il m'avait mis en pension chez Madame Rosa avant de tuer ma mère et on l'a déclaré psychiatrique. Il avait d'autres putes qui travaillaient pour lui mais il a tué ma mère parce que c'est elle qu'il préférait. Il est venu me réclamer quand ils L'ont laissé sortir mais Madame Rosa n'a rien voulu savoir, parce que c'est pas bon pour moi d'avoir un père psychiatrique, ça peut être héréditaire. Alors elle lui a dit que son fils c'est Moïse, qui est juif. Il y a aussi des Moïse chez les Arabes mais ils sont pas juifs. Seulement, vous pensez, Monsieur Yoûssef Kadir était arabe et musulman et quand on lui a rendu un fils juif, il a fait un malheur et il est mort…
Le docteur Ramon écoutait lui aussi mais c'était surtout Madame Nadine qui me faisait plaisir.
… Madame Rosa, c'est la femme la plus moche et la plus seule que j'aie jamais vue dans son malheur, heureusement que je suis là, parce que personne n'en voudrait. Moi je comprends pas pourquoi il y a des gens qui ont tout, qui sont moches, vieux, pauvres, malades et d'autres qui n'ont rien du tout. C'est pas juste. Moi j'ai un ami qui est chef de toute la police et qui a les forces de sécurité les plus fortes de tous, il est partout le plus fort, c'est le plus grand flic que vous pouvez imaginer. Il est tellement fort comme flic qu'il pourrait faire n'importe quoi, c'est le roi. Quand on marche dans la rue ensemble, il me met le bras autour des épaules pour bien montrer que c'est comme mon père. Quand j'étais petit il y avait des fois une lionne qui venait la nuit me lécher la figure, j'avais encore dix ans et j'imaginais des choses et à l'école ils ont dit que j'étais perturbé parce qu'ils ne savaient pas que j'avais quatre ans de plus, j'étais pas encore daté, c'était bien avant que Monsieur Yoûssef Kadir est venu se déclarer comme mon père avec un reçu à l'appui. C'est Monsieur Hamil le marchand de tapis bien connu qui m'a appris tout ce que je sais et maintenant il est aveugle. Monsieur Hamil a un Livre de Monsieur Victor Hugo sur lui et quand je serai grand j'écrirai moi aussi les misérables parce que c'est ce qu'on écrit toujours quand on a quelque chose à dire. Madame Rosa avait peur d'une crise de violence de ma part et que je lui cause du tort en lui coupant la gorge parce qu'elle avait peur que j'étais héréditaire. Mais il y a pas un enfant de pute qui peut dire qui est son père et moi je n'irai jamais tuer personne, ce n'est pas fait pour ça. Quand je serai grand j'aurai toutes les forces de sécurité à ma disposition et j'aurai jamais peur. C'est dommage qu'on peut pas tout faire à l'envers comme dans votre salle de projection, pour faire reculer le monde et pour que Madame Rosa soit jeune et belle et ça ferait plaisir de la regarder. Des fois je pense partir avec un cirque où j'ai des amis qui sont clowns mais je ne peux pas le faire et dire merde à tous tant que la Juive sera là parce que je suis obligé de m'occuper d'elle…
Je m'emballais de plus en plus et je ne pouvais plus m'arrêter de parler parce que j'avais peur si je m'arrêtais qu'ils n'allaient plus m'écouter. Le docteur Ramon, car c'était lui, avait un visage avec des lunettes et des yeux qui vous regardent et à un moment il s'est même levé et il a même mis le magnétophone pour mieux m'écouter et je me suis senti encore plus important, c'était même pas croyable. Il avait des tas de cheveux sur la tête. C'était la première fois que j'étais digne d'intérêt et qu'on me mettait même sur magnétophone. Moi j'ai jamais su ce qu'il faut faire pour être digne d'intérêt, tuer quelqu'un avec des otages ou est-ce que je sais. Ah là là je vous jure, il y a une telle quantité de manque d'attention dans le monde qu'on est obligé de choisir comme pour les vacances quand on ne peut pas aller à la fois à la montagne et à la mer. On est obligé de choisir ce qui nous plaît le plus comme manque d'attention dans le monde et les gens prennent toujours ce qu'il y a de mieux dans le genre et de plus chèrement payé comme les nazis qui ont coûté des millions ou le Vietnam. Alors une vieille Juive au sixième étage sans ascenseur qui a déjà trop souffert dans le passé pour qu'on s'intéresse encore à elle, c'est pas avec Ça qu'on passera en première série, ah non alors. Les gens il leur faut des millions et des millions pour se sentir intéressés et on ne peut pas leur en vouloir car plus c'est petit et moins ça compte…
Je me vautrais dans mon fauteuil et je parlais comme un roi et le plus marrant, c'est qu'ils m'écoutaient comme s'ils avaient jamais rien entendu de pareil. Mais c'est surtout le docteur Ramon qui me faisait parler, parce que la môme, j'avais l'impression qu'elle ne voulait pas entendre, des fois elle faisait même un geste comme pour se boucher les oreilles. Ça me faisait marrer un peu parce que quoi, on est bien obligé de vivre.
Le docteur Ramon m'a demandé ce que je voulais dire quand je parlais de l'état de manque et je lui ai dit que c'est quand on n'a rien et personne. Après il a voulu savoir comment on faisait pour vivre depuis que les putes ne venaient plus nous mettre des mômes en pension, mais là je l'ai tout de suite rassuré et je lui ai dit que le cul, c'est ce qu'il y a de plus sacré chez l'homme, Madame Rosa me l'avait expliqué quand je ne savais même pas encore à quoi ça servait. Je ne me défendais pas avec mon cul, il pouvait être tranquille. On avait une amie Madame Lola qui se défendait au bois de Boulogne comme travestite et qui nous aidait beaucoup. Si tout le monde était comme elle le monde serait vachement différent et il y aurait beaucoup moins de malheurs. Elle avait été champion de boxe au Sénégal avant de devenir travestite et elle gagnait assez d'argent pour élever une famille, si elle n'avait pas la nature contre elle.
De la façon qu'ils m'écoutaient je voyais bien qu'ils avaient pas l'habitude de vivre et je leur ai raconté comment je faisais le proxynète rue Blanche pour me faire un peu d'argent de poche. J'essaie encore maintenant de dire proxénète et pas proxynète comme je faisais quand j'étais môme, mais j'ai pris l'habitude. Parfois le docteur Ramon disait à son amie quelque chose de politique mais je ne comprenais pas très bien parce que la politique c'est pas pour les jeunes.
Je ne sais pas ce que je ne leur ai pas dit et j'avais envie de continuer et de continuer, tellement il nie restait des choses que j'avais envie de mettre dehors. Mais j'étais claqué et je commençais même à voir le clown bleu qui me faisait des signes comme souvent quand j'ai envie de dormir et j'avais peur qu'ils le voient aussi et qu'ils se mettent à penser que je suis taré ou quelque chose. J'arrivais plus à parler et ils ont bien vu que j'étais claqué et ils m'ont dit que je pouvais rester dormir chez eux. Mais je leur ai expliqué que je devais aller m'occuper de Madame Rosa qui allait bientôt mourir et après j'allais voir. Ils m'ont encore donné un papier avec leur nom et adresse et la môme Nadine m'a dit qu'elle allait me raccompagner en voiture et que le docteur viendrait avec nous pour jeter un coup d'œil à Madame Rosa pour voir s'il y avait quelque chose qu'il pouvait faire. Moi je ne voyais pas ce qu'on pouvait encore faire pour Madame Rosa après tout ce qu'on lui avait déjà fait, mais j'étais d'accord pour rentrer en voiture. Seulement, il y a eu un truc marrant.
On allait sortir quand quelqu'un a sonné à la porte cinq fois de suite et lorsque Madame Nadine a ouvert, j'ai vu les deux mômes que je connaissais déjà et qui étaient là chez eux, il n'y avait rien à dire. C'étaient ses mômes à elle qui revenaient de l'école ou quelque chose comme ça. Ils étaient blonds et habillés comme on croit rêver, avec des vêtements pour luxe, le genre de sapes qu'on ne peut pas voler parce qu'elles sont pas à l'étalage mais à l'intérieur et il faut franchir les vendeuses pour y arriver. Ils m'ont tout de suite regardé comme si j'étais de la merde. J'étais fringué comme un minable, je l'ai senti tout de suite. J'avais une casquette qui était toujours debout sur ses arrières parce que j'ai trop de cheveux et un pardaf qui m'arrivait aux talons. Quand on fauche des frusques, on n'a pas le temps de mesurer si c'est trop grand ou trop petit, on est pressé. Bon, ils ont rien dit, mais on était pas du même quartier.
J'ai jamais vu deux mômes aussi blonds que ces deux-là. Et je vous jure qu'ils avaient pas beaucoup servi, ils étaient tout neufs. Ils étaient vraiment sans aucun rapport.
– Venez, je vous présente notre ami Mohammed, dit leur mère.
Elle aurait pas dû dire Mohammed, elle aurait dû dire Momo. Mohammed, ça fait cul d'Arabe en France, et moi quand on me dit ça, je me fâche. J'ai pas honte d'être arabe au contraire mais Mohammed en France, ça fait balayeur ou main-d'œuvre. Ça veut pas dire la même chose qu'un Algérien. Et puis Mohammed ça fait con. C'est comme si on disait Jésus-Christ en France, ça fait rigoler tout le monde.
Les deux mômes m'ont tout de suite cherché. Le plus jeune, celui qui devait avoir dans les six ou sept ans, parce que l'autre devait faire dans les dix, m'a regardé comme s'il n'avait jamais vu ça, et puis il a dit:
– Pourquoi il est habillé comme ça?
J'étais pas pour me faire insulter. Je savais bien que j'étais pas chez moi ici. Là-dessus l'autre m'a regardé encore plus et il m'a demandé:
– Tu es arabe?
Merde, je me fais pas traiter d'Arabe par personne. Et puis, quoi, c'était pas la peine d'insister, j'étais pas jaloux ni rien mais la place n'était pas pour moi et puis elle était déjà prise, j'avais rien à dire. J'ai eu un truc à la gorge que j'ai avalé et puis, je me suis précipité dehors et j'ai foutu le camp.
On était pas du même quartier, quoi.
Je me suis arrêté devant un cinéma, mais c'était un film interdit aux mineurs. C'est même marrant quand on pense aux trucs qui sont interdits aux mineurs et à tous les autres auxquels on a droit.
La caissière m'a vu regarder les photos à la devanture et elle m'a gueulé de filer pour protéger la jeunesse. Connasse. J'en avais ralbol d'être interdit aux mineurs, j'ai ouvert ma braguette, je lui ai montré mon zob et je suis parti en courant parce que c'était pas le moment de plaisanter.
Je suis passé à Montmartre à côté d'un tas de sex-shops mais ils sont protégés aussi et puis j'ai pas besoin de trucs pour me branler quand j'en ai envie. Les sex-shops c'est pour les vieux qui peuvent plus se branler tout seuls.
Le jour où ma mère s'était pas fait avorter, c'était du génocide. Madame Rosa avait tout le temps ce mot à la bouche, elle avait de l'éduca tion et avait été à l'école.