Le soupçon se met à ronger l'os à moelle. Il envisage de nombreuses possibilités mais aucune ne correspond. Madame Saint-Ange, finit-il par penser, à tort ou à raison. "Voilà où elle travaille, la garce!" Jussac demande le divorce, et l'obtient facilement car il est devenu insupportable.
Ensuite tout s'accélère. Humainement, il dévale la pente. Le chiffre sur le front devient pour lui le seul critère qui compte. On dirait un type de là-bas. Il classe ses amis en fonction de leurs revenus et il finit par se fâcher avec tout le monde. Il ne fréquente que les parvenus, avec une préférence pour les jeunes as de la finance. D'aucuns prétendent qu'une odeur de décomposition l'accompagne partout où il va. Je mettrais un conditionnel, tout de même. Le problème, c'est qu'il est désormais difficile de trier les racontars pour faire la part de l'exagéré, car Jussac disparaît.
On est réduit aux hypothèses. On sait seulement que, pour se venger, la secrétaire a dénoncé au fisc quelques indélicatesses commises par la SARL Jussac. La comptabilité n'a jamais été son fort, à Jussac, si vous voyez ce que je veux dire. Un zéro par-ci, un zéro par-là – où est la différence? L'agent vérificateur se pointe. Jussac le fait entrer dans son bureau, où ils s'enferment pour l'après-midi. Parfois des bruits de voix inintelligibles parviennent à la secrétaire. "Mais que fabriquent-ils?"» se demande-t-elle. Dix-sept heures – ils ne sont toujours pas sortis. Dix-sept heures trente – toujours rien. "Ça doit barder pour le gros porc", pense-t-elle. Dix-huit heures – la secrétaire regarde sa montre et décide de rentrer à la maison. "Je ne suis pas payée pour faire des heures sup." Elle a raison, en un sens. L'ennui c'est que personne n'a revu Jussac vivant. Il s'est volatilisé comme s'il n'avait jamais existé.»
On resta pétrifiés quelques instants.
«Et les lunettes? demanda le patron.
– Personne ne les a jamais retrouvées. Ce qui est sûr, en revanche, c'est que les contrôles fiscaux ont méchamment augmenté, du côté de Lucques-lès-Chevreuse.»
Un verre à bière s'échappa des mains du patron et se suicida sur le carrelage.
«Oh la vacherie!» murmura-t-il.
Ses yeux s'affolèrent et ses jambes flageolèrent. Il s'assit comme fauché à côté de l'oncle Guillaume.
«Alors ce sont les fouines qui les ont, résuma mon père.
– Y a des chances», soupira oncle Guillaume.
Un malaise parcourut l'assistance. Le facteur se frotta nerveusement le front comme s'il pensait effacer les sinistres chiffres cafteurs. On se sentait chamboulés. Qui d'entre nous n'avait eu ses moments de faiblesse, désormais clairement visibles sur le front de chacun? On resta silencieux, chacun soupesant la gravité de ses péchés. Moi, je pensais à l'argent que j'avais pris chez mon père.
«Ces parasites sont pires que des étrangers, finit par lâcher le patron.
– Comme tu y vas, dit Jean-Marc, le pharmacien. Je préfère de loin un bon vieux contrôleur de chez nous. Hein, les gars? On peut toujours trouver un langage commun avec ces diables-là. Regarde l'histoire à Jussac. Il a trouvé un compromis. Le bon réflexe. Donnant, donnant. Moi, je parie qu'il est aux Bahamas, le Jussac, à toucher un pourcentage sur chaque redressement effectué grâce aux lunettes.
– On doit pouvoir plaider, cogitait l'avocat. Les phénomènes paranormaux n'ont pas leur place dans le Code civil. Je me demande si les lunettes constituent une preuve juridique suffisante.»
L'instituteur secoua la tête:
«Jean-Marc a raison. Soyons pragmatiques. Si je croise l'agent aux lunettes, je ne perdrai pas mon temps à nier (à quoi bon? puisqu'il a la preuve devant lui), je lui proposerai un échange de bons procédés, par exemple en négociant un léger coup de pouce pour ses gosses aux examens.»
Et tard dans la nuit, il y eut de la lumière au bistrot de l'île. Chacun cherchait à se rassurer auprès des autres. La discussion n'en finissait pas. Wolf et moi, fatigués par les événements remarquables de la journée, nos jeunes couilles vidées par Josiane, nous luttâmes en vain contre le sommeil. Je m'endormis sur une banquette, comme un bienheureux. Puis mon père me réveilla et l'on rentra à la maison.
Les dimanches sur notre île étaient tristes comme des perroquets morts: pas un magasin d'ouvert, pas un bowling, un ennui généralisé qui pousserait au crime le plus sage des adolescents. On traînait misérablement notre existence, les heures stagnaient sur la pendule, on se serait cru à l'extérieur du système solaire, perdu quelque part à la périphérie de la vie, dans des ténèbres éternelles fouettées par la pluie. Nous étions trop jeunes encore pour comprendre que l'ennui est ce qui distingue l'homme des autres animaux de la création, qu'il faut cultiver son ennui comme on cultive la raison ou l'intelligence.
Ce dimanche-là surtout était pénible car notre absence flagrante d'argent anéantissait tous nos projets – le bon sens commandait de limiter pour le moment les prélèvements chez mon père. Les beautés entrevues chez madame Saint-Ange encombraient nos pensées tandis que notre envergure financière se limitait à une partie de flipper. Ce vertige créé par le désir des sens confronté à la réalité des moyens rendait fébriles nos visions du futur.
«Cool, c'est quoi pour toi le métier que tu veux faire? me demanda Wolf tandis que l'on faisait les cent pas devant le bistrot encore fermé. Moi, je me vois bien mercenaire ou pirate, un film avec de l'action, car je m'ennuie précaire, un rat ne s'ennuie pas autant.»
Je l'écoutai avec le sourire – il avait ce parler populo que je méprisais un peu – et je m'en sortis par une pirouette:
«Sélectionneur de filles chez madame Saint-Ange!»
On partit d'un fou rire qui raccourcit d'autant l'après-midi engourdie.
«Eh, attends, attends, le gant de boxe qui tartine la gueule, reprit Wolf. Ça c'est un beau métier.
– Le ticket de loterie qui gagne deux millions! enchéris-je.
– Le lance-flammes de Jack l'éventreur!
– Le cachet de la poste qui fait foi!» On se bidonna encore un peu.
Enfin, le patron leva son rideau et nous nous précipitâmes vers les places près du radiateur, les plus convoitées, en face de la table où aimait s'asseoir oncle Guillaume. Sa chaise vide, en bois laqué, toute simple, resplendissait comme un trône de souverain. On la regardait avec piété, on scrutait le vide laissé par oncle Guillaume en nous interrogeant sur son apparition prochaine et la teneur de ce qu'il nous raconterait ce jour-là. Autour de nous, les habitués s'entassaient.
On vit l'oncle Abe qui tournait autour de la chaise vide, peut-être songeait-il à s'y poser – c'était à peu près la seule chaise vide du bistrot -, mais nos regards remplis d'antipathie et de détermination eurent tôt fait de le dissuader. Il se rabattit sur un coin sombre où il consomma en silence.
L'oncle Guillaume arriva juste après. Quand il vit l'oncle Abe, son regard s'assombrit légèrement., mais on lui donna tellement d'émotions positives en l'encourageant, le tapant dans le dos, le cajolant de toutes les manières, qu'il finit par s'asseoir avec nous, et son sourire moustachu nous enveloppa avec bienveillance.
«Les dimanches comme le nôtre sont faits pour des histoires lugubres, commença-t-il. Une histoire de ce genre est arrivée à notre instituteur de l'école primaire des Blagis, monsieur Palissy. Une ; histoire de revenant. »
Il y eut un silence chargé. Oncle Guillaume se rafraîchit la gorge et poursuivit.
« Un jour, il y a déjà pas mal d'années, monsieur Palissy est au supermarché du coin, en train de se choisir du jambon sous cellophane, quand il voit un vieux type pas très bien habillé, dans les soixante-dix, soixante-quinze ans, difficile à dire, au rayon fromages, un type au visage assez carré, très laqué, comme enduit de bronze, plutôt bien bâti, avec une bedaine honnêtement gagnée et un costume de flanelle un peu vieux jeu. On a l'impression de le connaître, ce type, un vague sentiment de déjà vu, mais où? – impossible de se rappeler. Palissy est très intrigué, tellement intrigué qu'il s'arrange pour se trouver dans la queue derrière lui. Il prend note de son sourire machinal à la caissière: un sourire fabuleux, avec de nombreuses dents parfaitement bien rangées et blanches comme à la parade, un sourire étonnamment frais pour un homme de cet âge. Il l'entend murmurer "merci" avec un léger bafouillage qui ressemble à un accent étranger. Il le voit sortir du magasin sans regarder personne, comme un criminel qui se dérobe.
Palissy veut en avoir le cœur net. C'est un homme droit, consciencieux. Il paye son paquet de jambon et suit le type. Il se débrouille pour marcher tout à côté de lui et l'observer de très près. C'est en traversant le carrefour qui mène à la Chèvre bègue, qu'il comprend soudain, comme une illumination. Le type n'est autre que John Fitzgerald Kennedy, en personne trente-cinquième président de là-bas. Certes il a vieilli, les traits se sont empâtés, mais il a toujours ce maintien de premier de la classe pourri par le fric, cette dégaine de play-boy qui se croit invincible. Le maître du monde est déchu, il n'en perd pas son panache pour autant.
Pétrifié par son extraordinaire découverte, monsieur Palissy manque de se faire écraser pendant que des conjectures incroyables se bousculent dans sa tête.
Pendant ce temps, à mille lieues de se sentir repéré, Kennedy traîne ses cabas comme un vulgaire citoyen lambda vers la cité de la Prospérité qui jouxte la zone industrielle. C'est là qu'il habite, dans l'immeuble G, à droite après le parking. L'ayant suivi jusque-là, Palissy s'assied sur un plot en béton et tente de faire le point. D'un côté, il lui paraît fou que Kennedy vive ainsi incognito dans une zone à forte mixité sociale, en banlieue française, d'un autre il passe en mémoire les reportages sur son assassinat, les numéros spéciaux d'Historia, ie film d'Oliver Stone, tout ce qu'il a pu voir ou lire sur le sujet, et cette documentation est formelle: il s'est passé quelque chose de pas très orthodoxe en cette après-midi du 22 novembre 1963 à Dallas. Ce n'était pas un assassinat classique. Troisième balle ou pas, deuxième homme ou non, mafia, KGB ou Cubains, voire Johnson, peut-être même Jackie ou Zapruder, le moins que l'on puisse dire c'est qu'il y a des zones d'ombre. Connaissant la duplicité des serviteurs de Magog, leur manque de scrupules et la facilité qu'ils ont pour manipuler les informations, il n'est guère étonnant que des révélations incroyables surgissent à intervalles réguliers et pimentent cette ténébreuse affaire.