Ce fut l'explosion. On se leva, on se bouscula autour du coin sombre. Le patron saisit oncle Abe par sa chemise, laissant sur place quelques boutons de nacre. Le facteur lui criait des insultes sur sa mère, le docteur Soubise essayait de le pincer, tandis que la patronne flotta vers lui sur un nuage de volupté, saisit son bock de bière et le lui vida entre les jambes.
Il supporta l'attaque sans fléchir, cherchant dans notre regard par-dessus la foule des motifs d'espérance. On ne se priva pas d'en donner – de ces grands yeux pleins de douleur, comme en ont les faux aveugles mendiant dans le métro -, d'autant que personne ne nous voyait.
«Laissez-le, commanda soudain oncle Guillaume. Mettez-le à la porte, et laissez-le. Il m'importe de ne pas perdre le fil de cette histoire.»
Joyeusement on fit ce qui nous était demandé et l'on revint autour d'oncle Guillaume, plus soudés que jamais. Oncle Abe resta sur le trottoir, en plein soleil, le pantalon trempé comme s'il avait une fuite. Il n'intéressait plus personne.
«Bruno, donc, reprit oncle Guillaume. Bruno pose le dollar sous une grande cloche en verre, pour l'étudier plus soigneusement. "J'espère que la sale bête ne m'a pas refilé quelque maladie», pense-t-il. Il en parle à son médecin, sans entrer dans les détails de son aventure car il a peur qu'on le prenne pour un fou. Le médecin le regarde avec un air sévère et lui prescrit une cure d'antibiotiques à titre préventif. Le billet entre-temps maigrit quelque peu. "Au régime sec, et bien fait pour toi!" pense Bruno. Cependant, quand il passe à côté, il a l'impression que Georges Washington le regarde avec des yeux affamés.
La plaie va mieux. Elle est pour ainsi dire guérie. Bruno reprend ses activités habituelles. Il va à la banque.
"Je voudrais le solde, SVP, fait-il.
– Le compte titres aussi? demande la préposée.
– Quel compte titres?" Bruno tombe des nues.
"Ben oui, dit la préposée, votre portefeuille d'actions du Nasdaq."
Elle lui tend une feuille avec des graphiques bleus et rouges, l'électrocardiogramme de son argent.
Ainsi Bruno découvre qu'à son insu la banque avait investi en actions de Wall Street, comme si ces requins avaient besoin d'argent supplémentaire.
"C'est quoi ces conneries? dit Bruno. Où est mon plan d'épargne-logement? Je veux parler à la chargée de clientèle."
Ils accourent tous, la chargée de clientèle, le directeur de l'agence, ils se penchent sur son cas, ils font des ronds avec les bras, ils tapent sur une calculette, pour aboutir au résultat suivant: son compte a attrapé une mystérieuse maladie le jour où il a déposé les dollars. Le triste résultat en est que son argent n'obéit plus aux injonctions des banquiers, il a gagné une sorte d'autonomie et s'investit lui-même où bon lui semble, avec une préférence pour des valeurs libellées en dollars. "C'est insensé, dit Bruno.
– À qui le dites-vous, soupire le directeur. Nous devons procéder à une isolation informatique de votre compte pour qu'il ne contamine pas les fonds propres de la banque.
– Remarquez, votre placement dans Boeing a été plutôt judicieux", souligne la chargée de clientèle, mais Bruno lui décoche un regard de ninja.
Ainsi passent plusieurs semaines. Grâce à son ordinateur, Bruno suit à distance les circonvolutions de ses avoirs outre-Atlantique. L'argent se bloque tout seul dans des entreprises douteuses – armement, produits pétroliers, cholestérol – et ne compte pas du tout rentrer en France. À chaque achat, la banque prélève une commission pour "frais de gestion à risque", entendez les précautions qu'elle prend pour circonscrire la maladie, ce qui diminue d'autant les réserves de graisse. À ce rythme, après une dizaine d'allers et retours dans la nouvelle économie, les gains modestes réalisés avec le titre Boeing sont siphonnés par le néant. Le reste du portefeuille ne tarde pas à les suivre, inexorablement, comme la batterie d'une voiture dont on aurait oublié les phares.
«Saleté de dollar!» pense Bruno, mais que peut-il faire?
Il soulève la cloche de verre et prend le billet, tout plat désormais, et tout vert. Avec de grandes précautions – car au moindre faux pas George Washington essaierait de le mordre – il l'épingle à une plaque de liège. Il sort un couteau suisse, des aiguilles, une seringue. De longues heures il s'escrime sur le maudit rectangle. Il pique, il découpe, il tire. Quand vient l'aube, rien de ce qui est dans les tripes du dollar ne lui est inconnu. Il s'endort épuisé, terrassé par des découvertes prodigieuses qu'il a été le seul à voir.
Le lendemain, il est en cessation de paiement. Sa banque prend une voix toute triste et l'interdit de chéquier. Il est contraint de fermer boutique et s'en va errer sur le continent. Je crois qu'il est clochard, maintenant. Le destin de bon nombre de philosophes et de justes. Une forme de spiritualité par rapport à l'argent.»
Oncle Guillaume avait terminé. On resta assis dans le soleil couchant, oisifs parmi les longs éclats des cendriers, des carafes et des verres vides. Les bocks transparents, les flancs couverts de traînées de mousse, faisaient courir sur les tables des paramécies menaçantes. Puis, quand l'ombre du nez devint plus longue que la moustache, le soleil accéléra soudain, comme s'il avait mis sa roue sur une forte pente bien dégagée, les lumières tintèrent une dernière fois dans une débauche de contrastes et la pénombre dorée s'étendit langoureusement. Il est des silences qui sont des oasis de bonheur.
Quand on sortit du bistrot, sur le chemin de la maison, je montrai à mon père les disques et autres gadgets que nous avait prêtés oncle Abe.
«Ah, il fait du prosélytisme!» s'emporta mon papa.
Il me confisqua tout le sac et le jeta dans une benne de travaux publics.
Après dîner, prétextant une envie de prendre l'air, j'allai récupérer les disques en cachette. Ça pouvait avoir de la valeur. Je les conservai plusieurs jours sous mon matelas, puis je les revendis à un broc ambulant. Mon épargne fut la première étonnée de la somme que je parvins à en tirer.
« Alors, les enfants, vous en dites quoi?»
Ce fut par ces mots que l'oncle Abe – anormalement en avance – nous cueillit un jour que nous arrivions au bistrot, en avance nous aussi par manque d'activités parascolaires.
«La canaille se lève tôt», me souffla Wolf.
Nous devinâmes aisément qu'il nous avait guettés, nous et personne d'autre, pour nous parler entre six yeux avant l'arrivée des vétérans.
Le patron somnolait derrière le comptoir, la patronne déchargeait le lave-vaisselle: il n'y avait pas de danger à s'afficher en compagnie d'oncle Abe. Alors je lui improvisai un truc sur les passerelles qui existent entre la haine et l'amour, car je me figurais qu'il avait été traumatisé par les attaques qui avaient repris de plus belle depuis son retour. Je lui dis qu'il ne fallait pas qu'il se formalisât pour tous les gros mots qu'on lui envoyait, qu'au fond on l'appréciait vachement – je soulignai ce mot, vachement, car il me paraissait porteur d'un maximum de sincérité – et même que sans lui notre vie de quartier ne serait plus tout à fait aussi spontanée – là-dessus, je n'exagérais pas. Enfin, je lui montrai en quoi nos altercations étaient une expression vivante de la démocratie.
«Ah, mais je ne parlais pas de ça, Jean-Ramsès, m'arrêta-t-il, et je me sentis un peu couillon. L'opinion de la meute ne me dérange pas. Avez-vous écouté les disques?»
J'avais complètement oublié ces gris-gris d'un autre âge.
« Comment as-tu trouvé l'enregistrement rare d'Al Hirt? insistait-il. Et ce rock lourd de ZZTop, à l'odeur de pétrole?»
J'eus un geste vague.
«On les a bazardés, dit soudain Wolf. Hop hop, à la poubelle à ordures. Disparus, tes fétiches! De l'air! Vis avec ton temps, mec.»
Le coup me prit à froid dans le plexus. Je compris que Wolf se vengeait ainsi de la petite trahison que je lui avais servie l'autre jour face à l'oncle Guillaume, quand j'avais cafté. Ce geste pas joli me mit immédiatement dans l'embarras car il n'y a rien qui produise aussi mauvaise impression que de l'hypocrisie démasquée.
«Mon père les a bazardés», corrigeai-je, mais le mal était fait. Oncle Abe prit ses distances:
«Pourquoi donc les as-tu montrés? Tu es donc aussi lâche que les autres? Et vicieux en plus? Tu ne comprends donc rien?»
Le voilà parti dans une tirade sur les mérites de son Eldorado, rapportés à la petitesse de notre pays et de ses habitants. «La petite royauté», qu'il nous appelait. «La petite royauté peuplée d'arrogants et de complexés.» Nous ne nous trouvions pas si petits que ça, Wolf et moi, au contraire on débordait d'énergie, l'avenir sur l'île nous paraissait moelleux dedans et doré sur le dessus, comme les fesses de madame Saint-Ange, on ne voyait pas où il voulait en venir avec ses propos catastrophistes.
«Mais ouais, disait Wolf, c'est ça, t'es le meilleur.
– Si danger il y a, il vient de là-basy ajoutai-je. Mais je ne veux pas polémiquer avec un petit p.»
D'autant que le bistrot commençait à se remplir. Nous dégageâmes vite fait à nos places. Oncle Abe s'enferma dans un mutisme noir qui suppurait. Il rejoignit son coin sombre et resta planté là comme la statue du commandeur.
Oncle Guillaume arriva et j'eus ma deuxième mauvaise douche de la journée.
«Bonjour les mômes, nous dit-il. Aujourd'hui l'histoire que je vais raconter n'est pas pour vos jeunes esprits. Désolé, mais vous dégagez.
– On n'a rien fait de mal, onc' Guillaume, protestai-je au bord des larmes.
– On ne discute pas.»
Nous commençâmes à pleurnicher, et mon père, voyant à quel point nous étions déçus, tenta de négocier, en vain.
«C'est la Saint-Valentin, expliqua oncle Guillaume. Les dames ont été nombreuses à demander une crêpe spéciale.»
Mon père hocha la tête: on n'avait pas le choix. Le front bas, nous nous exécutâmes. Dans notre dos, on entendait les voix animées des habitués, les trémolos du patron et les rires étouffés des femmes. Rarement dans ma vie j'eus à maudire mon âge avec autant de force.
Penser que l'on irait à la pêche serait mal nous connaître. On fit semblant d'aller vers la plage, puis on coupa par le sous-bois qui nous amena de l'autre côté du grand bâtiment mitoyen au bistrot, où l'on entra pour se faufiler au dernier étage. Un peu de voltige, et nous voilà sur le toit, au-dessus de la cuisine, émoustillés comme des pucerons. Wolf, plus doué que moi dans ce genre de manipulations, sortit un canif et l'on eut vite fait d'ouvrir le sas.