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Un jour, au prix d'un courage fantastique, elle vint parler à son héros pendant la récréation. Elle s'entendit lui demander quel chanteur il aimait.

Il répondit aimablement qu'aucun chanteur ne le convainquait et que, pour cette raison, il avait constitué un groupe rock avec quelques amis:

– On se réunit dans le garage de mes parents pour créer la musique qu'on voudrait entendre.

Plectrude faillit s'évanouir d'admiration. Elle était trop amoureuse pour avoir de la présence d'esprit et ne dit donc pas ce qu'elle eût voulu dire:

– J'aimerais bien vous entendre jouer, ton groupe et toi.

Elle demeura muette. Mathieu Saladin en conclut que cela ne l'intéressait pas; il ne l'invita donc pas dans son garage. S'il l'avait fait, elle n'eût pas perdu sept ans de sa vie. Petites causes, grands effets.

– Et toi, tu aimes quoi, comme musique? demanda le garçon.

Ce fut un désastre. Elle était encore à l'âge où l'on écoute la même musique que ses parents. Denis et Clémence adoraient la bonne chanson française, Barbara, Léo Ferré, Jacques Brel, Serge Reggiani, Charles Trenet: si elle avait donné l'un de ces noms, c'eût été une réponse excellente et hautement respectable.

Mais Plectrude eut honte: «A douze ans, tu n'es même pas fichue d'avoir tes propres goûts! Tu ne vas pas lui répondre ça: il comprendrait que c'est la musique de tes parents.»

Hélas, elle n'avait aucune idée de qui étaient les bons chanteurs de la fin des années soixante-dix. Elle ne connaissait qu'un seul nom et ce fut celui qu'elle cita:

– Dave.

La réaction de Mathieu Saladin ne fut pas vraiment méchante: il éclata de rire. «Pas de doute, cette fille est une rigolote!» pensa-t-il.

Elle eût pu tirer parti de cette hilarité. Malheureusement, elle la vécut comme une humiliation. Elle tourna les talons et s'en alla. «Je ne lui adresserai plus jamais la parole», se dit-elle.

Commença pour elle une période de décadence. Ses résultats scolaires, de mauvais qu'ils avaient toujours été, passèrent à exécrables. La réputation de génie qui jusque-là avait semé le trouble dans l'âme des professeurs ne suffisait plus.

Plectrude y mettait du sien: elle semblait avoir opté pour le suicide scolaire. Non sans griserie, elle se fracassait contre les bornes de la nullité et les faisait voler en éclats. Ce n'était pas exprès qu'elle répondait des énormités aux questions des professeurs: son seul choix était de ne plus se contrôler. Désormais, elle se laisserait aller, elle dirait ce que sa pente intérieure de cancre lui dicterait, ni plus ni moins. Le but n'était pas d'attirer l'attention (même si, pour être sincère, cela ne lui déplaisait pas) mais d'être rejetée, renvoyée, expulsée comme le corps étranger qu'elle était.

Le reste de la classe l'entendait proférer des monstruosités géographiques («le Nil prend sa source dans la mer Méditerranée et ne se jette nulle part»), géométriques («l'angle droit bout à quatre-vingt-dix degrés»), orthographiques («le participe passé s'accorde avec les femmes sauf quand il y a un homme dans le groupe»), historiques («Louis XIV devint protestant quand il épousa Edith de Nantes») et biologiques («le chat a les yeux nubiles et les griffes nyctalopes») avec admiration.

Admiration du reste partagée par la fillette elle-même. En effet, ce n'était pas sans un étonnement extatique qu'elle s'entendait dire de telles bourdes: elle n'en revenait pas de contenir tant de perles surréalistes et prenait conscience de l'infini qui était en elle.

Quant aux autres élèves, ils étaient persuadés que l'attitude de Plectrude était pure provocation. Chaque fois que le professeur l'interrogeait, ils retenaient leur souffle, puis ils s'émerveillaient de l'aplomb naturel avec lequel elle sortait ses trouvailles. Ils croyaient que son but était de se moquer de l'institution scolaire et applaudissaient à son courage.

Sa réputation franchit les limites de la classe. A la récréation, tout l'établissement venait demander aux élèves de cinquième «la dernière de Plectrude». On se racontait ses hauts faits comme une chanson de geste.

La conclusion était toujours identique:

– Elle y va fort!

– Tu y vas un peu fort, non? s'emporta son père en voyant son carnet de notes.

– Je ne veux plus aller à l'école, Papa. Ce n'est pas pour moi.

– Ça ne se passera pas comme ça!

– Je veux devenir petit rat de l'Opéra de Paris. Cela ne tomba pas dans l'oreille d'une sourde.

– Elle a raison! dit Clémence.

– Tu la défends, en plus?

– Bien sûr! C'est un génie de la danse, notre Plectrude! A son âge, il faut qu'elle s'y donne corps et âme! Pourquoi continuerait-elle à perdre son temps avec des participes passés?

Le jour même, Clémence téléphona à l'école des petits rats.

L'habituelle école de danse de la fillette se montra enthousiaste:

– Nous espérions que vous prendriez une telle décision! Elle est faite pour ça!

On lui écrivit des lettres de recommandation où l'on parlait d'elle comme de la future Pavlova.

Elle fut convoquée par l'Opéra afin de passer un examen. Clémence hurla en recevant la lettre de convocation, qui ne signifiait pourtant rien.

Le jour fixé, Plectrude et sa mère prirent le RER. Le cœur de Clémence battait encore plus fort que celui de la petite quand elles arrivèrent à l'école des rats.

Deux semaines plus tard, Plectrude reçut sa lettre d'admission. Ce fut le plus beau jour de la vie de sa mère.

En septembre, elle commencerait l'école de l'Opéra, où elle serait pensionnaire. La fillette vivait un rêve. Un grand destin s'ouvrait devant elle.

On était en avril. Denis insista pour qu'elle terminât et réussît son année scolaire:

– Comment ça, tu pourras dire que tu t'es arrêtée en quatrième.

La petite trouva dérisoire cette entourloupe. Cependant, par affection pour son père, elle donna un coup de collier et obtint de justesse les résultats suffisants. Elle avait désormais la faveur de tous.

Le collège entier savait pourquoi elle partait et s'en enorgueillissait. Même les professeurs dont Plectrude avait été le cauchemar déclaraient qu'ils avaient toujours senti le «génie» de cette enfant.

Les pions vantaient sa grâce, les dames de la cantine louangeaient son manque d'appétit, le professeur d'éducation physique (branche dans laquelle la danseuse brillait par sa faiblesse) évoquait sa souplesse et la finesse de ses muscles; le comble fut atteint quand ceux des élèves qui n'avaient jamais cessé de la haïr depuis le cours préparatoire se flattèrent d'être ses amis.

Hélas, le seul être de la classe que la petite eût voulu impressionner manifesta une admiration polie. Si elle avait mieux connu Mathieu Saladin, elle eût su pourquoi son visage était si impassible.

En vérité, il pensait: «Et merde! Moi qui pensais avoir cinq ans devant moi pour arriver à mes fins! Et elle qui va devenir une étoile! Je ne la reverrai plus jamais, c'est certain. Si au moins elle était une amie, j'aurais un prétexte pour la rencontrer à l'avenir. Mais je n'ai jamais vraiment lié amitié avec elle et je ne vais pas conduire comme ces ploucs qui font semblant de l'adorer depuis qu'ils savent ce qui l'attend.»

Le dernier jour de classe, Mathieu Saladin lui dit au revoir avec froideur.

«Encore heureux que je quitte le collège, soupira la danseuse. Je vais cesser de le voir et je penserai peut-être moins à lui. Ça lui est parfaitement égal, que je m'en aille!»

Cet été-là, ils ne partirent pas en vacances: l'école des rats coûtait cher. A l'appartement, le téléphone sonnait sans cesse: c'était un voisin, un oncle, un camarade, un collègue, qui voulait venir voir le phénomène.

– Et elle est belle, en plus! s'exclamaient-ils à sa vue.

Plectrude avait hâte d'être pensionnaire afin d'échapper à ce défilé permanent de badauds.

Pour se désennuyer, elle ruminait son chagrin d'amour. Elle montait au sommet de son arbre dont elle enlaçait le tronc en fermant les yeux. Elle se racontait des histoires et le cerisier devenait Mathieu Saladin.

Elle les rouvrait et prenait conscience de la sottise de son attitude. Elle enrageait: «Qu'il est bête d'avoir douze ans et demi et de plaire à tout le monde sauf à Mathieu Saladin!»

La nuit, dans son lit, elle se racontait des histoires beaucoup plus intenses: Mathieu Saladin et elle étaient enfermés dans un tonneau que l'on jetait dans les chutes du Niagara. Le tonneau explosait sur des rochers et c'était tour à tour elle ou lui qui était blessé ou inanimé et qu'il fallait sauver.

Les deux versions avaient du bon. Quand c'était elle qu'il fallait sauver, elle adorait qu'il plonge pour la rechercher au fond des remous, qu'il l'enlace pour la ramener à la vie puis que, sur la berge, il lui fasse la respiration artificielle; quand c'était lui qui était blessé, elle le sortait de l'eau et se racontait ses plaies dont elle léchait le sang, se réjouissant des nouvelles cicatrices qui allaient le rendre encore plus beau.

Elle finissait par ressentir des frissons de désir qui la rendaient folle.

Elle attendait la rentrée comme une libération. Ce fut une incarcération.

Elle savait qu'à l'école des rats régnerait une discipline de fer. Pourtant, ce qu'elle y découvrit surpassa de loin ses pressentiments les plus délirants.

Plectrude avait toujours été la plus mince de tous les groupements humains dans lesquels elle s'était aventurée. Ici, elle faisait partie des «normales». Celles qu'on qualifiait de minces eussent été appelées squelettiques en dehors du pensionnat. Quant à celles qui, dans le monde extérieur, eussent été trouvées de proportions ordinaires, elles étaient en ces murs traitées de «grosses vaches».

Le premier jour fut digne d'une boucherie. Une espèce de maigre et vieille charcutière vint passer en revue les élèves comme si elles avaient été des morceaux de viande. Elle les sépara en trois catégories à qui elle tint ces discours:

– Les minces, c'est bien, continuez comme ça. Les normales, ça va, mais je vous ai à l'œil. Les grosses vaches, soit vous maigrissez, soit vous partez: il n'y a pas de place ici pour les truies.

Ces aimables hurlements furent salués par l'hilarité des «minces»: on eût dit des cadavres qui rigolaient. «Elles sont monstrueuses», pensa Plectrude.

Une «grosse vache», qui était une jolie fillette d'un gabarit parfaitement normal, éclata en sanglots. La vieille vint l'engueuler en ces termes:

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