LUCETTE en était à sa huitième heure d'insomnie. Dans son ventre, le bébé avait le hoquet depuis la veille. Toutes les quatre ou cinq secondes, un sursaut gigantesque secouait le corps de cette fillette de dix-neuf ans qui, un an plus tôt, avait décidé de devenir épouse et mère.
Le conte de fées avait commencé comme un rêve: Fabien était beau, il se disait prêt à tout pour elle, elle l'avait pris au mot. L'idée de jouer au mariage avait amusé ce garçon de son âge et la famille, perplexe et émue, avait vu ces deux enfants mettre leurs habits de noces.
Peu après, triomphante, Lucette avait annoncé qu'elle était enceinte.
Sa grande sœur lui avait demandé:
– Ce n'est pas un peu tôt?
– Ce ne sera jamais assez tôt! avait répondu la petite, exaltée.
Peu à peu, les choses étaient devenues moins féeriques. Fabien et Lucette se disputaient beaucoup. Lui qui avait été si heureux de sa grossesse lui disait à présent:
– Tu as intérêt à cesser d'être folle quand le petit sera là!
– Tu me menaces?
Il s'en allait en claquant la porte.
Pourtant, elle était sûre de ne pas être folle. Elle voulait que la vie soit forte et dense. Ne fallait-il pas être folle pour vouloir autre chose? Elle voulait que chaque jour, chaque année, lui apporte le maximum.
Maintenant, elle voyait que Fabien n'était pas à la hauteur. C'était un garçon normal. Il avait joué au mariage et, à présent, il jouait à l'homme marié. Il n'avait rien d'un prince charmant. Elle l'agaçait. Il disait:
– Ça y est, elle fait sa crise. Parfois, il était gentil. Il lui caressait le ventre en disant:
– Si c'est un garçon, ce sera Tanguy. Si c'est une fille, ce sera Joëlle.
Lucette pensait qu'elle détestait ces prénoms.
Dans la bibliothèque du grand-pèr elle avait pris une encyclopédie du siècle précédent. On y trouvait des prénoms fantasmagoriques qui présageaient des destins hirsutes. Lucette les notait consciencieusement sur des bouts de papier qu'elle perdait parfois. Plus tard, quelqu'un découvrait, ça et là, un lambeau chiffonné sur lequel était inscrit «Eleuthère» ou «Lutegarde», et personne ne comprenait le sens de ces cadavres exquis.
Très vite, le bébé s'était mis à bouger. Le gynécologue disait qu'il n'avait jamais eu affaire à un fœtus aussi remuant: «C'est un cas!»
Lucette souriait. Son petit était déjà exceptionnel. C'était aux temps tout proches où il n'était pas encore possible de connaître à l'avance le sexe de l'enfant. Peu importait à la fillette enceinte.
– Ce sera un danseur ou une danseuse, avait-elle décrété, la tête pleine de rêves.
– Non, disait Fabien. Ce sera un footballeur ou une emmerdeuse.
Elle le regardait avec des poignards dans les yeux. Il ne disait pas ça pour être méchant, rien que pour la taquiner. Mais elle voyait dans ces réflexions de grand gamin la marque d'une vulgarité rédhibitoire.
Quand elle était seule et que le fœtus bougeait comme un fou, elle lui parlait tendrement:
– Vas-y, danse, mon bébé. Je te protégerai, je ne te laisserai pas devenir un Tanguy footballeur ou une Joëlle emmerdeuse, tu seras libre de danser où tu voudras, à l'Opéra de Paris ou pour des bohémiens.
Peu à peu, Fabien avait pris le pli de disparaître des après-midi entiers. Il partait après le déjeuner et revenait vers dix heures du soir, sans explication. Epuisée par la grossesse, Lucette n'avait pas la force de l'attendre. Elle dormait déjà quand il revenait. Le matin, il restait au lit jusqu'à onze heures et demie. Il prenait un bol de café avec une cigarette qu'il fumait en regardant dans le vide.
– Ça va? Tu ne te fatigues pas trop? lui demanda-t-elle un jour.
– Et toi? répondit-il.
– Moi, je fais un bébé. Tu es au courant?
– Je pense bien. Tu ne parles que de ça.
– Eh bien c'est très fatigant, figure-toi, d'être enceinte.
– C'est pas ma faute. C'est toi qui l'as voulu. Je peux pas le porter à ta place.
– On peut savoir ce que tu fais, l'après-midi?
– Non.
Elle éclata de rage:
– Je ne sais plus rien, moi! Tu ne me dis plus rien!
– A part le bébé, rien ne t'intéresse.
– Tu n'as qu'à être intéressant. Alors, je m'intéresserai à toi. – Je suis intéressant.
– Vas-y, intéresse-moi, si tu en es capable! Il soupira et partit chercher un étui. Il en sortit un revolver. Elle ouvrit de grands yeux.
– C'est ça que je fais, l'après-midi. Je tire.
– Où ça?
– Un club secret. Aucune importance.
– Il y a de vraies balles dedans?
– Oui.
– Pour tuer les gens?
– Par exemple.
Elle caressa l'arme avec fascination.
– Je deviens bon, tu sais. Je touche le cœur de la cible au premier coup. C'est une sensation que tu ne peux pas imaginer. J'adore. Quand je commence, je ne peux plus m'arrêter.
– Je comprends.
Cela ne leur arrivait pas souvent de se comprendre.
La grande sœur, qui avait déjà deux petits enfants, venait voir Lucette qu'elle adorait. Elle la trouvait si jolie, toute frêle avec son gros ventre. Un jour, elles se disputèrent:
– Tu devrais lui dire de chercher un boulot. Il va être père.
– Nous avons dix-neuf ans. C'est les parents Qui paient. – Ils ne vont pas payer éternellement.
– Pourquoi viens-tu m'embêter avec ces histoires? – C'est important, quand même.
– Il faut toujours que tu viennes gâcher mon bonheur!
– Qu'est-ce que tu racontes?
– Et maintenant, tu vas me dire qu'il faut être raisonnable, et gnagnagna!
– Tu es folle! Je n'ai pas dit ça!
– Ça y est! Je suis folle! Je l'attendais, celle-là! Tu es jalouse de moi! Tu veux me détruire!
– Enfin, Lucette…
– Sors! hurla-t-elle.
La grande sœur s'en alla, atterrée. Elle avait toujours su que la petite dernière était fragile, mais là, cela prenait des proportions inquiétantes.
Désormais, quand elle lui téléphonait, Lu-cette raccrochait lorsqu'elle entendait sa voix.
«J'ai assez de problèmes comme ça», pensait la cadette.
En vérité, sans se l'avouer, elle sentait qu'elle était sur une voie de garage et que sa grande sœur le savait. Comment gagneraient-ils leur vie un jour? Fabien ne s'intéressait qu'aux armes à feu et elle, elle n'était bonne à rien. Elle n'allait quand même pas devenir caissière dans un supermarché. D'ailleurs, elle n'en serait sûrement pas capable.
Elle enfonçait un oreiller sur sa tête pour ne plus y penser.
Cette nuit-là, donc, le bébé avait le hoquet dans le ventre de Lucette.
On n'imagine pas l'influence du hoquet d'un fœtus sur une fillette enceinte à fleur de peau.
Fabien, lui, dormait comme un bienheureux. Elle, elle en était à sa huitième heure d'insomnie, et à son huitième mois de grossesse. Son ventre énorme lui donnait l'impression de contenir une bombe à retardement.
Chaque hoquètement lui semblait correspondre au tic-tac qui la rapprochait du moment de l'explosion. Le fantasme devint réalité: il y eut bel et bien déflagration – dans la tête de Lucette.
Elle se leva, mue par une conviction soudaine qui lui ouvrit grands les yeux.
Elle alla chercher le revolver là où Fabien le cachait. Elle revint près du lit où le garçon dormait. Elle regarda son beau visage en visant sa tempe et murmura:
– Je t'aime, mais je dois protéger le bébé contre toi.
Elle approcha le canon et tira jusqu'à vider le chargeur.
Elle regarda le sang sur le mur. Ensuite, très calme, elle téléphona à la police:
– Je viens de tuer mon mari. Venez.
Quand les policiers arrivèrent, ils furent accueillis par une enfant enceinte jusqu'aux yeux qui tenait un revolver dans sa main droite.
– Posez cette arme! dirent-ils en la menaçant.
– Oh, elle n'est plus chargée, répondit-elle en obéissant.
Elle conduisit les policiers jusqu'au lit conjugal pour montrer son œuvre.
– On l'emmène au commissariat ou à l'hôpital?
– Pourquoi à l'hôpital? Je ne suis pas malade.
– Nous ne savons pas. Mais vous êtes enceinte.
– Je ne suis pas sur le point d'accoucher. Emmenez-moi au commissariat, exigea-t-elle, comme si c'était un droit.
Quand ce fut chose faite, on lui dit qu'elle pouvait appeler un avocat. Elle dit que ce n'était pas nécessaire. Un homme dans un bureau lui posa des questions à n'en plus finir, au nombre desquelles figurait:
– Pourquoi avez-vous tué votre mari?
– Dans mon ventre, le petit avait le hoquet.
– Oui, et ensuite?
– Rien. J'ai tué Fabien.
– Vous l'avez tué parce que le petit avait le hoquet?
Elle parut interloquée avant de répondre:
– Non. Ce n'est pas si simple. Cela dit, le petit n'a plus le hoquet.
– Vous avez tué votre mari pour faire passer le hoquet du petit?
Elle eut un rire déplacé:
– Non, enfin, c'est ridicule!
– Pourquoi avez-vous tué votre mari?
– Pour protéger mon bébé, affirma-t-elle, cette fois avec un sérieux tragique.
– Ah. Votre mari l'avait menacé?
– Oui.
– II fallait le dire tout de suite.
– Oui.
– Et de quoi le menaçait-il?
– Il voulait l'appeler Tanguy si c'était un garçon et Joëlle si c'était une fille.
– Et puis?
– Rien.
– Vous avez tué votre mari parce que vous n'aimiez pas son choix de prénoms?
Elle fronça les sourcils. Elle sentait bien qu'il manquait quelque chose à son argumentation et, pourtant, elle était sûre d'avoir raison. Elle comprenait très bien son geste et trouvait d'autant plus frustrant de ne pas parvenir à l'expliquer. Elle décida alors de se taire.
– Vous êtes sûre que vous ne voulez pas un avocat?
Elle en était sûre. Comment eût-elle expliqué cela à un avocat? Il l'eût prise pour une folle, comme les autres. Plus elle parlait, plus on la prenait pour une folle. Donc, elle la bouclerait.
Elle fut incarcérée. Une infirmière venait la voir chaque jour.
Quand on lui annonçait une visite de sa mère ou de sa grande sœur, elle refusait.
Elle ne répondait qu'aux questions concernant sa grossesse. Sinon, elle restait muette.
Dans sa tête, elle se parlait: «J'ai eu raison de tuer Fabien. Il n'était pas mauvais, il était médiocre. La seule chose qui n'était pas médiocre en lui, c'était son revolver, mais il n'en aurait jamais fait qu'un usage médiocre, contre les petits voyous du voisinage, ou alors il aurait laissé le bébé jouer avec. J'ai eu raison de le retourner contre lui. Vouloir appeler son enfant Tanguy ou Joëlle, c'est vouloir lui offrir un monde médiocre, un horizon déjà fermé. Moi, je veux que mon bébé ait l'infini à sa portée. Je veux que mon enfant ne se sente limité par rien, je veux que son prénom lui suggère un destin hors norme.»