– T'en fais pas, p'tite tête, on est là!
Il repoussa énergiquement les deux copains qui l'avaient aidé à descendre et mit le cap sur les canettes de bière qui attendaient dans l'herbe. Les deux copains, l'un cintré dans une vareuse kaki, décorations pendantes, casqué, botté, et l'autre, coiffé d'un béret, lunettes au front, veste de Saumur, bandes molletières, me donna une tape amicale et m'assura:
– On les aura!
Ils étaient manifestement en train de vivre les meilleurs moments de leur vie. Ils étaient à la fois touchants et ridicules, et cependant, avec leurs bandes molletières, leurs bas de soie sur la tête et leurs profils empâtés, mais résolus, sortant des carlingues, ils évoquaient assez bien des heures plus glorieuses, et puis, je n'avais jamais eu plus besoin d'un père qu'à ce moment-là. C'était un sentiment que la France entière éprouvait et l'adhésion quasi unanime qu'elle donnait au vieux maréchal n'avait pas d'autre raison. Je tâchais donc de me rendre utile, je les aidais à monter dans la carlingue, je poussais l'hélice, je courais chercher de nouvelles canettes à la cantine. Eux me parlaient du miracle de la Marne, en clignant de l'œil d'un air entendu, de Guynemer, de Joffre, de Foch, de Verdun, bref, ils me parlaient de ma mère, et c'était tout ce que je demandais. L'un d'eux, surtout, avec des leggings, un casque, des lunettes, baudrier de cuir et toutes ses décorations – je ne sais pourquoi, il me faisait penser aux vers immortels d'une chanson de potache bien connue: «Lorsqu'un morpion motocycliste, prenant le trou du… pour une piste, vint avertir l'État-Major que le général était mort» -, finit par s'exclamer, d'une voix qui domina aisément le grondement des hélices:
– Ventre-saint-gris, on va voir ce qu'on va voir!
Après quoi, poussé par moi, il grimpa dans le Potez, rabattit les lunettes sur ses yeux, saisit les commandes et s'élança. Je suis peut-être un peu injuste, mais je crois que ces chères vieilles tiges étaient surtout en train de prendre une revanche sur le commandement français qui les avait empêchés de voler, et que tous leurs «on va leur faire voir» étaient pour le moins autant dirigés contre ce dernier que contre les Allemands.
Au début de l'après-midi, comme je me rendais une fois de plus au bureau de l'escadre pour avoir des nouvelles, un camarade vint me dire qu'une jeune femme me demandait au poste de garde. J'avais une peur superstitieuse de m'éloigner du terrain, convaicu que que l’escadre allait s’envoler et mettre le cap sur l'Angleterre dès que j'aurais le dos tourné, mais une jeune femme est une jeune femme, et mon imagination s'enflammant, comme toujours, d'un seul coup, je me rendis au poste, où je fus assez déçu de trouver une fille fort quelconque, maigrichonne d'épaules et de taille, mais solide de mollets et de hanches, dont le visage et les yeux rougis par les larmes portaient la marque d'un profond chagrin, et aussi d'une sorte de résolution têtue, primaire, qui se manifestait même dans l'énergie excessive avec laquelle elle serrait la poignée de la valise qu'elle tenait à la main. Elle me dit qu'elle s'appelait Annick et qu'elle était l'amie du sergent Clément, dit Belle-Gueule, lequel lui avait parlé souvent de moi, comme de son copain «diplomate et écrivain». Je la voyais pour la première fois, mais Belle-Gueule m'avait lui aussi parlé d'elle, et en des termes très élogieux. Il avait deux ou trois filles «en maison», sa préférée, cependant, était Annick, qu'il avait placée à Bordeaux au moment de son affectation à Mérignac. Belle-Gueule ne s'était jamais caché de son état de mauvais garçon et, au moment de l'offensive allemande, il était sous le coup d'une enquête disciplinaire à ce sujet, avec menace de radiation. Nous étions en assez bons termes, lui et moi, peut-être justement parce que nous n'avions rien de commun, et que tout ce qui nous séparait établissait entre nous une sorte de lien, par contraste. Il me faut reconnaître aussi que la répulsion que son déplorable «métier» m'inspirait se doublait d'une sorte de fascination et même d'envie, car il me paraissait supposer chez celui qui s'y livrait un degré élevé d'insensibilité, d'indifférence et d'endurcissement, qualités indispensables à celui qui veut bien coller à la vie et dont j'étais, quant à moi, fâcheusement dépourvu. Il m'avait souvent vanté les qualités de sérieux et de dévouement d'Annick, dont je le devinais très amoureux. Je regardais donc la fille avec beaucoup de curiosité. Elle avait le type assez banal de toute jeune paysanne habituée à ne pas ménager sa peine, mais, sous le petit front têtu, il y avait quelque chose de plus dans le regard clair, qui allait au-delà, dépassait tout ce qu'on était et tout ce qu'on faisait. Elle me plut immédiatement, simplement parce que, dans l'état de tension nerveuse où j'étais, n'importe quelle présence féminine me réconfortait et m'apaisait. Oui, m'interrompit-elle, comme je commençais à parler de l'accident, oui, elle savait que Clément s'était tué ce matin. Il lui avait répété à plusieurs reprises qu'il allait passer en Angleterre pour continuer à se battre. Elle devait le rejoindre plus tard, en passant par l'Espagne. Maintenant Clément n'était plus, mais elle voulait se rendre en Angleterre, malgré tout. Elle n'allait pas travailler pour les Allemands. Elle voulait aller avec ceux qui continuaient à se battre. Elle savait qu'elle pouvait être utile en Angleterre et comme ça, au moins, elle aurait la conscience tranquille, elle aurait fait de son mieux. Est-ce que je pouvais l'aider? Elle me regardait avec une muette imploration de chien, serrant la poignée de sa petite valoche avec résolution, le front obstiné sous ses cheveux noisette, si désireuse de bien faire, et on la sentait vraiment décidée à venir à bout de tous les obstacles. Il était impossible de ne pas voir là la présence d'une essentielle pureté et d'une noblesse que ne pouvait ternir aucune souillure insignifiante et éphémère du corps. Il s'agissait chez elle moins, je crois, de fidélité à la mémoire de mon copain, que d'une sorte de dévouement instinctif à quelque chose de plus que ce qu'on est, ce qu'on fait, et que rien ne peut corrompre ou salir. Dans le lâchage et le découragement général, il y avait là une image de constance et de volonté de bien faire qui me touchait profondément. Pour moi, qui n'ai jamais pu accepter de voir dans le comportement sexuel des êtres le critère du bien et du mal, qui ai toujours placé la dignité humaine bien au-dessus de la ceinture, au niveau du cœur et de l'esprit, de l'âme, où nos plus infâmes prostitutions se sont toujours situées, cette petite Bretonne me paraissait avoir bien plus de compréhension instinctive de ce qui est ou n'est pas important que tous les tenants des morales traditionnelles. Elle dut lire dans mes yeux quelque signe de sympathie, parce qu'elle redoubla d'efforts pour me convaincre, comme si j'avais besoin d'être convaincu. En Angleterre, les militaires français allaient se sentir bien seuls, il fallait les aider et elle, le boulot ne lui faisait pas peur, Clément me l'avait peut-être dit. Elle attendit un moment, anxieuse de savoir si Belle-Gueule lui avait rendu cet hommage, ou s'il n'y avait pas pensé. Oui, m'empressai-je de l'assurer, il m'avait dit beaucoup de bien d'elle. Elle rougit de plaisir. Donc, le boulot, ça la connaissait, elle avait les reins solides, et je pouvais l'emmener en Angleterre dans mon avion, comme j'étais un copain de Clément elle travaillerait pour moi; un aviateur a besoin de quelqu'un derrière lui, au sol, c'est connu. Je la remerciai et lui dis que j'avais déjà quelqu'un. Je lui expliquai aussi qu'il était à peu près impossible de trouver un avion pour l'Angleterre, je venais d'en faire moi-même l'expérience, et pour un civil, pour une femme, il ne fallait pas y songer. Mais c'était une fille qui ne se décourageait pas facilement. Comme j'essayais de m'en tirer avec quelques balivernes, lui disant qu'elle pouvait être aussi utile en France qu'en Angleterre, et qu'on allait avoir besoin de filles comme elle ici aussi, elle me sourit gentiment, pour me montrer qu'elle ne m'en voulait pas et, sans mot dire, s'éloigna dans la direction du terrain, sa valoche à la main. Je l'ai aperçue, un quart d'heure plus tard, parmi les équipages des Potez-03, discutant ferme, puis je l'ai perdue de vue. J'ignore ce qu'elle est devenue. J'espère qu'elle vit toujours, qu'elle a pu joindre l'Angleterre et se rendre utile, qu'elle est rentrée en France, qu'elle a eu beaucoup d'enfants. Nous avons besoin de filles et de garçons aux cœurs aussi bien trempés que le sien.
La rumeur s'était répandue en fin d'après-midi que la base de Mérignac allait manquer d'essence et les équipages ne quittaient plus leurs machines, par crainte soit de manquer leur tour au ravitaillement, soit de se faire «sucer» l'essence, ou tout simplement de se faire voler leur avion par quelque rôdeur de mon espèce, à la recherche d'un moyen d'évasion. Ils attendaient des ordres, des consignes, des éclaircissements sur la situation, se consultaient, hésitaient, se demandaient quelle était la décision à prendre, ou ne se demandaient rien et attendaient on ne savait quoi. La plupart étaient convaincus que la guerre allait continuer en Afrique du Nord. Certains étaient tellement désorientés que la moindre question sur leurs intentions les mettait hors d'eux. Ma proposition d'aller en Angleterre était toujours très mal accueillie. Les Anglais étaient impopulaires. Ils nous avaient entraînés dans la guerre. A présent, ils se rembarquaient, nous laissant dans le pétrin. Les sous-officiers de trois Potez-63 que j'essayai imprudemment de racoler se groupèrent autour de moi avec des visages haineux et parlèrent de me mettre en état d'arrestation pour tentative de désertion. Fort heureusement le plus gradé, un adjudant-chef, fut beaucoup plus indulgent et plus humain à mon égard. Pendant que deux sous-offs me tenaient solidement, il se borna à me frapper à coups de poing dans la figure jusqu'à ce que mon nez, mes lèvres et mon visage entier fussent inondés de sang. Après quoi, ils me vidèrent une canette de bière sur la tête et me lâchèrent. J'avais toujours mon revolver sous la ceinture et la tentation de m'en servir fut très grande, une des plus grandes de toutes celles auxquelles je fus exposé dans ma vie. Mais il eût été assez incongru de commencer ma guerre en tuant des Français; je m'éloignai donc, essuyant le sang et la bière de mon visage, aussi frustré que peut l'être un homme qui n'a pas pu se soulager. J'ai d'ailleurs toujours éprouvé beaucoup de difficulté à tuer des Français, et, à ma connaissance, je n'en ai jamais tué aucun; je crains que mon pays ne puisse jamais compter sur moi dans une guerre civile et j'ai toujours strictement refusé de commander le moindre peloton d'exécution, ce qui est dû probablement à quelque obscur complexe de naturalisé.