Je me frayai un passage parmi les quelque vingt ou trente généraux qui tournaient en rond, comme des hérons, autour du mirador et pénétrai dans la Centrale.
La Centrale téléphonique de Mérignac était à cette époque, avec celle de la ville de Bordeaux proprement dite, le premier souffle du pays. C'était de Bordeaux que partaient les messages de Churchill, accouru pour essayer d'empêcher l'armistice, des généraux qui essayaient de s'orienter dans l'étendue de la défaite, des journalistes et des ambassadeurs du monde entier qui avaient suivi le gouvernement dans son repli. A présent, c'était plus ou moins fini, et les lignes devenaient étrangement silencieuses, et sur tout le territoire, dans l'armée morcelée, la responsabilité des décisions dans les unités encerclées étant tombée au niveau de la compagnie et parfois de la section, il n'y avait plus d'ordre à donner, cependant que les derniers soubresauts de l'agonie avaient lieu dans l'héroïsme silencieux et tragique de quelques-uns, dans des combats de quelques heures ou minutes à un contre cent, ceux que l'on ne peut suivre sur une carte et qui ne s'inscrivent dans aucun compte rendu.
Je trouvai mon ami le sergent Dufour installé dans la Centrale dont il assurait la permanence depuis vingt-quatre heures, son visage ruisselant de cette sueur de juin qui coulait des pores mêmes de la patrie. Avec son front têtu, le mégot éteint aux lèvres, le visage pris par un poil qui paraissait lui-même particulièrement rageur et pointu, il devait avoir, j'en suis sûr, le même air insolent et narquois au moment de tomber dans le maquis, trois ans plus tard, sous les balles de l'ennemi.
Lorsque, dix jours auparavant, j'avais essayé d'obtenir de lui une communication avec ma mère, il m'avait répondu, avec une grimace cynique «que l'on n'en était pas encore là et que la situation ne justifiait pas une mesure aussi extrême». A. présent, il m'avait fait venir lui-même et ce simple fait en disait plus long sur la situation que toutes les rumeurs d'armistice qui couraient. Il m'observait, débraillé, le pantalon déboutonné, l'indignation, le mépris et l'insoumission marqués jusque dans sa braguette bâillante, avec ce front droit barré de trois lignes horizontales – et ce sont ses traits inoubliables que j'empruntai quelque quinze ans plus tard, lorsque je cherchais un visage à donner à mon Morel des Racines du Ciel, l'homme qui ne savait pas désespérer. Il m'observait, un écouteur contre l'oreille. Il paraissait écouter de la musique, avec une sorte de délectation. J'attendis, pendant qu'il m'observait, et sous ses paupières brûlées par l'insomnie, il y avait encore assez de place pour une étincelle de gaieté. Je me demandais quelle était la conversation qu'il surprenait. Peut-être celle du commandant en chef avec ses éléments avancés? Mais je fus vite renseigné.
– Brossard part se battre en Angleterre, me dit-il. Je lui ai arrangé une séance d'adieu avec sa femme. T'as pas changé d'avis?
Je secouai la tête. Il fit un geste d'approbation et c'est ainsi que j'appris que le sergent Dufour, depuis plusieurs heures, bloquait toutes les lignes téléphoniques pour permettre à quelques-uns, parmi ceux qui refusaient la soumission et partaient continuer la lutte, d'échanger un dernier cri de tendresse et de courage avec ceux qu'ils quittaient sans doute pour toujours.
Je suis sans rancune envers les hommes de la défaite et de l'armistice de 40. Je comprends fort bien ceux qui avaient refusé de suivre de Gaulle. Ils étaient trop installés dans leurs meubles, qu'ils appelaient la condition humaine. Ils avaient appris et ils enseignaient «la sagesse», cette camomille empoisonnée que l'habitude de vivre verse peu à peu dans notre gosier, avec son goût doucereux d'humilité, de renoncement et d'acceptation. Lettrés, pensifs, rêveurs, subtils, cultivés, sceptiques, bien nés, bien élevés, férus d'humanités, au fond d'eux-mêmes, secrètement, ils avaient toujours su que l'humain était une tentation impossible et ils avaient donc accueilli la victoire d'Hitler comme allant de soi. A l'évidence de notre servitude biologique et métaphysique, ils avaient accepté tout naturellement de donner un prolongement politique et social. J'irai même plus loin, sans vouloir insulter personne: ils avaient raison, et cela seul eût dû suffire à les mettre en garde. Ils avaient raison, dans le sens de l'habileté, de la prudence, du refus de l'aventure, de l'épingle du jeu, dans le sens qui eût évité à Jésus de mourir sur la croix, à Van Gogh de peindre, à mon Morel de défendre ses éléphants, aux Français d'être fusillés, et qui eût uni dans le même néant, en les empêchant de naître, les cathédrales et les musées, les empires et les civilisations.
Et il va sans dire qu'ils n'étaient pas tenus par l'idée naïve que ma mère se faisait de la France. Ils n'avaient pas à défendre un conte de nourrice dans l'esprit d'une vieille femme. Je ne puis en vouloir aux hommes qui, n'étant pas nés aux confins de la steppe russe d'un mélange de sang juif, cosaque et tartare, avaient de la France une vue beaucoup plus calme et beaucoup plus mesurée.
Quelques instants plus tard, j'écoutais la voix de ma mère au téléphone. Je suis incapable de transcrire ici ce que nous nous sommes dit. Ce fut une série de cris, de mots, de sanglots, cela ne relevait pas du langage articulé. J'ai toujours eu, depuis, l'impression de comprendre les bêtes. Lorsque, dans la nuit africaine, j'entendais les voix des animaux, souvent mon cœur se serrait quand j'y reconnaissais celles de la douleur, de la terreur, du déchirement et, depuis cette conversation téléphonique, dans toutes les forêts du monde, j'ai toujours su reconnaître la voix de la femelle qui a perdu son petit.
Le seul mot articulé, burlesque, emprunté au plus humble vocabulaire des mirlitons, fut le dernier. Alors que le silence s'était fait déjà et qu'il durait, sans même un grésillement des lignes, un silence qui semblait avoir englouti tout le pays, j'entendis soudain une voix ridicule sangloter dans le lointain: – On les aura!
Ce dernier cri bête du courage humain le plus élémentaire, le plus naïf, est entré dans mon cœur et y est demeuré à tout jamais – il est mon cœur. Je sais qu'il va me survivre et qu'un jour ou l'autre les hommes connaîtront une victoire plus vaste que toutes celles dont ils ont rêvé jusqu'ici.
Je restai là une seconde encore, la casquette sur l'œil, dans ma veste de cuir, aussi seul que des millions et des millions d'hommes l'ont toujours été et le seront toujours face à leur destin commun. Le sergent Dufour m'observait par-dessus son mégot, avec, dans les yeux, cette étincelle de gaieté qui a toujours été, pour moi, chaque fois que je la rencontrai dans les yeux de l'espèce, comme une garantie de survie.
Je m'occupai ensuite de trouver un autre équipage et un autre avion.
Je passai plusieurs heures à errer sur le terrain d'un appareil à l'autre, d'un équipage à l'autre.
J'avais déjà été fort mal reçu par plusieurs pilotes que j'avais essayé de débaucher, lorsque je me rappelai l'immense quadrimoteur Farman tout noir, arrivé la veille sur le terrain, et qui me paraissait de taille à m'emmener en Angleterre. C'était certainement le plus gros avion que j'eusse vu jusqu'alors. Le monstre paraissait inhabité. Par un simple réflexe de curiosité, je grimpai l'échelle et passai la tête à l'intérieur pour voir de quoi cela pouvait bien avoir l'air.
Un général à deux étoiles était en train d'écrire, en fumant sa pipe, sur une table pliante. Un gros revolver à barillet était posé à portée de sa main, sur une feuille de papier. Le général avait un visage jeune, des cheveux gris en brosse et, comme j'émergeais à l'intérieur de l'avion, il posa sur moi un regard absent, puis le ramena sur la feuille et continua d'écrire. Mon premier réflexe fut de le saluer, sans qu'il me répondît.
Je jetai un coup d'œil un peu étonné au revolver et soudain, je compris ce qui se passait. Le général vaincu était en train d'écrire une note d'adieu, avant de se suicider. J'avoue que je me sentis ému et profondément reconnaissant. Il me semblait que, tant qu'il y aurait des généraux capables d'un tel geste face à la défaite, tous les espoirs nous seraient permis. Il y avait là une image de grandeur, un sens de la tragédie, auxquels j'étais alors, à mon âge, extrêmement sensible.
Je saluai donc encore une fois, me retirai discrètement et fis quelques pas sur la piste, en attendant le coup de feu qui sauverait l'honneur. Après un quart d'heure, je commençai à m'impatienter et revenant vers le Farman, je passai une fois de plus le nez à l'intérieur.
Le général était toujours en train d'écrire. Sa main fine et élégante courait sur le papier. Je remarquai deux ou trois enveloppes déjà cachetées, à côté du revolver. De nouveau, il me jeta un regard et de nouveau, je saluai, et me retirai respectueusement. J'avais besoin de faire confiance à quelqu'un, et ce général, avec son visage jeune et noble, m'inspirait confiance: j'attendis donc patiemment près de l'avion qu'il me remontât le moral. Comme rien ne se passait, je décidai d'aller faire un tour à la section de navigation pour voir où en était le projet de l'escadre d'aller se poser au Portugal, avant de rejoindre l'Angleterre. Je revins au bout d'une demi-heure et grimpai l'échelle: le général écrivait toujours. Les feuilles couvertes d'une écriture régulière s'étaient accumulées sous le gros revolver, à portée de sa main. Brusquement, je compris que loin d'avoir quelque intention sublime et digne d'un héros de tragédie grecque, le brave général faisait tout simplement sa correspondance, utilisant le revolver comme presse-papier. Apparemment, on ne vivait pas dans le même univers, lui et moi. Je fus profondément dépité et découragé, et m'éloignai du Farman, la tête basse. Je revis le grand chef quelque temps après, se dirigeant tranquillement vers le mess, le revolver dans l'étui, la serviette à la main, avec, sur son visage paisible, un air de devoir accompli.
Un soleil sans fin éclairait la faune aérienne biscornue du terrain. Des Sénégalais en armes, placés autour des avions pour les protéger contre des sabotages hypothétiques, regardaient les formes bizarres et parfois légèrement inquiétantes qui descendaient du ciel. Je me souviens notamment d'un Bréguet ventru, dont le fuselage se terminait par une poutre, très jambe de bois, aussi incongru et grotesque que certains fétiches africains. A la section des Potez, les grands-pères de 14-18, invaincus et vengeurs, continuaient à effectuer des tours de piste, s'entraînant pour le miracle; ils ronronnaient avec application dans le ciel bleu, et, à l'atterrissage, m'exprimaient leur ferme espoir d'être prêts à temps. Je me souviens de l'un d'eux, émergeant de la carlingue du Potez, image parfaite du chevalier de l'air de l'époque de Reichthoffen et de Guynemer, complet, bas de soie sur les cheveux et culotte de cavalerie, me lançant, à travers le bruit de l'hélice, en soufflant un peu après l'acrobatie que représentait la descente de la carlingue pour un homme de son poids: