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À ces mots, je ne pus m’empêcher de rire et le vieux Sapt lui-même sourit en grimaçant.

«J’imagine, dis-je, que lorsque Joseph leur dira que le roi est parti, ils penseront que nous avons flairé le piège. Le duc Noir, croyez-le bien, s’attend à ne pas voir le roi aujourd’hui à Strelsau.»

Je mis le casque du roi sur ma tête, et le vieux Sapt me tendit le sabre royal tout en me regardant longuement et attentivement.

«C’est une bénédiction du ciel que le roi ait eu l’idée de se raser.

– Comment cette idée lui est-elle venue?

– On dit que la princesse Flavie se plaignait de ce que ses baisers fussent un peu rudes.

– Des baisers de cousin! Mais venez, nous devrions déjà être à cheval.

– Tout est comme il doit être ici?

– Eh non! rien n’est comme il faudrait, rien n’est sûr; mais que voulez-vous que nous y fassions?»

Fritz nous attendait. Il avait revêtu un uniforme de capitaine de la garde dont moi j’étais colonel. En moins de quatre minutes, Sapt fut habillé. Les chevaux étant tout prêts, nous partîmes à une bonne allure. Le sort en était jeté, la partie commencée. Quelle en serait l’issue?

L’air frais du matin dissipait les derniers troubles de mon esprit, éclaircissait mes idées, si bien que je pus retenir tous les renseignements que me donnait Sapt, qui n’oubliait rien. Fritz n’ouvrait pas la bouche: il dormait sur son cheval, tandis que Sapt, sans plus se préoccuper du roi, me mettait minutieusement au courant de ma vie passée, de ma famille, de mes goûts, ambitions, faiblesses, amis, compagnons, serviteurs. Il m’expliqua l’étiquette de la cour, promettant d’être constamment à mes côtés afin de m’indiquer les gens que j’étais censé connaître, leur degré d’intimité et la faveur que je devais leur témoigner.

Nous arrivions à la gare, où Fritz recouvra assez de sang-froid pour expliquer au chef de gare ahuri et étonné que le roi avait changé ses plans.

Le train arriva. Nous montâmes dans un compartiment de première classe, où Sapt continua à me donner ses instructions.

Je regardai à ma montre – la montre du roi, bien entendu -: il était alors huit heures.

«Croyez-vous qu’ils soient venus nous chercher? fis-je.

– Dieu veuille qu’ils ne trouvent pas le roi!» dit Fritz avec inquiétude.

Cette fois, ce fut au tour de Sapt de lever les épaules. Le train était un train rapide. À neuf heures et demie, regardant par la portière, j’aperçus les tours et les clochers d’une grande ville.

«Votre capitale, Sire», ricana le vieux Sapt en faisant un geste de la main; puis, se penchant vers moi, il posa son doigt sur mon pouls.

«Un peu vif! fit-il, de son ton grondeur.

– Eh! je ne suis pas en pierre! m’exclamai-je.

– Vous le deviendrez, ajouta-t-il avec un signe de tête. Pour Fritz, nous dirons qu’il a un accès de lièvre. Eh! Fritz, mon garçon, buvez donc un coup à votre gourde, au nom du ciel!»

Fritz fit comme on le lui disait.

«Nous sommes en avance d’une heure, reprit Sapt; nous allons envoyer prévenir de l’arrivée de Votre Majesté; car il n’y aura encore personne à la gare. Pendant ce temps-là…

– … Pendant ce temps-là, le roi veut être pendu s’il ne trouve pas moyen de déjeuner.»

Le vieux Sapt étouffa un rire et tendit sa main.

«Il n’y a pas un pouce de vous qui ne soit Elphberg», dit-il. Alors il s’arrêta et, nous dévisageant, il ajouta tranquillement: «Dieu fasse que nous soyons encore en vie ce soir!

– Amen!» répondit Tarlenheim.

Le train s’arrêta; Fritz et Sapt s’élancèrent et, chapeau bas, se tinrent de chaque côté de la portière, pendant que je descendais.

J’avais la gorge serrée; j’eusse été incapable de prononcer une seule parole. Toutefois, j’affermis mon casque sur ma tête, et, – je n’ai aucune honte à l’avouer – après avoir adressé au ciel une courte prière, je m’élançai sur le quai de la gare de Strelsau.

Une minute plus tard, tout était sens dessus dessous. Ceux-ci se précipitaient tête nue, ceux-là disparaissaient après m’avoir salué. L’agitation régnait partout: dans les casernes, à la cathédrale, chez le duc Michel. Comme j’avalais, au buffet, les dernières gouttes de mon café, les cloches de la ville se mirent à sonner, et la fanfare d’une musique militaire, les cris et les vivats de la foule arrivèrent jusqu’à moi.

Le roi Rodolphe était dans sa bonne ville de Strelsau! On entendait les cris de: «Vive le roi!»

La vieille moustache grise de Sapt se tordit: il souriait. «Que Dieu les protège l’un et l’autre! me souffla-t-il à l’oreille. Courage, mon enfant!»

Et je sentis sa main qui pressait mon genou.

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