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Pensait-on qu’elle allait rester à Tarlenheim, alors que son fiancé était blessé au château? Lorsque le maréchal et son escorte prirent la route de Zenda, la voiture de la princesse suivait immédiatement derrière.

C’est dans cet appareil que le cortège défila dans les rues de la ville.

Le bruit y avait rapidement circulé que le roi, se rendant la nuit précédente chez son frère pour lui demander en toute amitié des explications au sujet de l’emprisonnement d’un de ses amis dans le château de Zenda, avait été traîtreusement attaqué; qu’un combat désespéré avait eu lieu; que le duc Noir avait été tué avec plusieurs de ses aides de camp, et que le roi, tout blessé qu’il fût, s’était emparé du château de Zenda. Toutes ces nouvelles causèrent, comme on peut le supposer, une vive émotion. Le télégraphe s’en empara aussitôt, et les dépêches parvinrent à Strelsau juste après que les ordres furent arrivés de consigner les troupes et d’occuper militairement les quartiers où pouvait se produire quelque effervescence.

C’est ainsi que la princesse arriva à Zenda. Au moment où la voiture gravissait la colline, le maréchal, suppliant encore une fois la princesse de retourner en arrière, Fritz de Tarlenheim et le «prisonnier» arrivaient sur la lisière de la forêt. J’avais repris connaissance et je marchais appuyé sur le bras de mon fidèle ami; tout à coup, levant les yeux et regardant par hasard, j’aperçus à travers les branches la princesse! Je compris au regard de mon compagnon que nous ne devions pas nous laisser voir et je me laissai tomber sur les genoux derrière un groupe d’arbres. Mais la petite paysanne qui nous avait suivis courut au-devant de Flavie:

«Madame, lui cria-t-elle, le roi est là, dans la forêt. Voulez-vous que je vous conduise auprès de lui?

– Quelle sottise dis-tu, enfant? reprit le vieux Strakencz. Le roi est blessé au château de Zenda.

– Oui, monsieur, il est blessé, je le sais; mais il est ici avec le comte Fritz.

– Comment le roi pourrait-il être en deux endroits à la fois, à moins qu’il n’y ait deux rois? fit Flavie étonnée. Et comment se trouverait-il ici?

– Il poursuivait un seigneur, Madame: ils se sont battus devant moi jusqu’au moment où le comte Fritz est arrivé, à preuve que l’autre seigneur m’a pris le cheval que je montais, et est parti avec. Je vous jure, Madame, que le roi est là avec le comte Fritz. Y a-t-il dans toute la Ruritanie un homme qu’on puisse confondre avec le roi?

– Non, mon enfant, dit Flavie doucement (je ne le sus qu’après) et, en souriant, elle lui remit une pièce d’or. En tout cas, j’irai, et je verrai ce gentilhomme.»

Et elle se leva pour descendre de voiture. Au même moment, Sapt arrivait à cheval, venant du château; en apercevant la princesse, il fit contre fortune bon cœur; il lui cria, de l’air le plus aimable qu’il pût prendre, que le roi était bien soigné et hors de danger.

«Au château? fit-elle.

– Où pourrait-il être, Madame? répondit-il en saluant.

– Mais cette enfant prétend qu’il est là, dans la forêt, avec le comte Fritz.»

Sapt regarda l’enfant en souriant.

«Bah! pour une jeunesse comme cela, tout beau garçon est un roi.

– Je vous assure que celui que j’ai vu ressemble au roi comme une goutte d’eau ressemble à une autre goutte d’eau», cria l’enfant ébranlée, mais tenant encore à son dire.

Sapt se détourna vivement. Le visage du vieux maréchal était plein d’interrogation, le regard de Flavie non moins éloquent. Le soupçon a des ailes!

«Je vais aller voir par moi-même, dit Sapt vivement.

– Je vous accompagnerai, fit la princesse.

– Venez seule, alors, de grâce!»

Et la princesse, obéissant à l’étrange prière qu’elle lisait dans les yeux du vieux soldat, pria le maréchal et sa suite de les attendre.

Sapt et la princesse se dirigèrent à pied vers l’endroit où nous étions cachés. Sapt avait fait signe à la petite paysanne de rester à distance. En les voyant venir, je me laissai tomber sur le gazon et cachai mon visage entre mes mains. Comment trouver la force de la regarder?

Fritz, agenouillé auprès de moi, me soutenait.

«Parlez bas, quoi que vous disiez!» suppliait Sapt à l’oreille de la princesse.

«C’est lui! Êtes-vous blessé?»

Elle s’était jetée à genoux, à côté de moi, cherchant à écarter mes mains; mais je tenais obstinément mes yeux baissés.

«C’est bien le roi! Dites-moi, colonel, quelle est cette plaisanterie? Je n’en comprends pas le sel.»

Aucun de nous ne répondait. Nous restions muets; enfin Sapt, n’y tenant plus:

«Non, Madame, dit-il d’une voix rauque, ce n’est pas le roi.»

Elle se recula, et, d’un ton indigné:

«Croyez-vous, dit-elle, que je puisse ne pas reconnaître le roi?

– Ce n’est pas le roi», répéta le vieux Sapt.

Fritz fondit en larmes. Ces larmes éclairèrent la princesse.

«Mais je vous dis que c’est le roi, répétait-elle, inquiétée. Je reconnais son visage, sa bague… ma bague!…

– Madame, reprit le vieux Sapt, le roi est au château. Ce gentilhomme…

– Regardez-moi, Rodolphe, regardez-moi, criait-elle en me prenant la tête dans ses deux mains. Pourquoi leur permettez-vous de me torturer ainsi? Dites-moi ce que cela signifie.»

Alors je parlai, la regardant dans les yeux:

«Dieu me pardonne, Madame! Non, je ne suis pas le roi.»

Elle me regarda comme jamais homme, je crois, ne fut regardé. Son regard me brûlait.

Et moi, redevenu muet, je vis dans ses chers yeux naître et grandir le doute, puis l’horreur.

Elle se tourna vers Sapt, vers Fritz, enfin vers moi; puis, tout à coup, elle se jeta dans mes bras, et, moi, avec un grand cri, je la serrai contre mon cœur. Sapt posa la main sur mon bras.

Je le regardai, et, étendant la princesse évanouie sur le gazon, je m’éloignai en lui jetant un dernier regard et en maudissant le ciel.

Pourquoi Dieu n’avait-il pas permis, au moins, que l’épée de Rupert m’eût sauvé de ce martyre!

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