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Le duc Noir, toujours maître de lui, frémit sous l’injure.

Je regrettais de ne pouvoir mieux voir les physionomies des deux interlocuteurs.

Le duc répondit d’une voix calme et assurée:

«C’est bon, c’est bon. Nous n’avons pas le temps de nous quereller, Rupert. Detchard et Bersonin sont à leur poste?

– Oui, Monseigneur.

– C’est bien, je n’ai plus besoin de vous.

– Je ne suis nullement fatigué, Monseigneur, reprit Rupert.

– Il n’importe. Je vous prie de nous laisser, reprit Michel avec quelque impatience. Dans dix minutes on lèvera le pont-levis et je ne pense pas que vous ayez envie de regagner votre lit à la nage.»

La silhouette de Rupert disparut. J’entendis la porte s’ouvrir et se fermer. Michel et Antoinette restaient seuls. À mon grand chagrin, le duc poussa la fenêtre et la ferma. Debout devant Antoinette, il lui parla quelques minutes. Elle secoua la tête. Sur quoi, il s’éloigna avec un geste d’impatience, tandis qu’elle quittait la fenêtre. J’entendis de nouveau claquer la porte et le duc Noir ferma les volets.

«De Gautel! Dépêchons-nous, voyons.»

La voix venait du pont.

«À moins que vous n’ayez envie de prendre un bain, pressez-vous, venez.»

C’était la voix de Rupert.

Une seconde plus tard, de Gautel et lui s’engageaient sur le pont. Rupert avait passé son bras sous celui de son compagnon; arrivé au milieu, il l’arrêta et se pencha par-dessus le parapet. Je me mis à l’abri derrière l’échelle de Jacob et regardai maître Rupert, qui se livrait à un sport d’un nouveau genre. Prenant des mains de Gautel une bouteille que celui-ci tenait, il la porta à ses lèvres.

«Elle était presque vide!» fit-il d’un ton mécontent en la lançant dans le fossé.

La bouteille tomba environ à un mètre du tuyau. Prenant alors son revolver. Rupert commença à viser la bouteille. Les deux premiers coups ne l’atteignirent pas, les balles frappèrent le tuyau; au troisième, la bouteille vola en éclats. J’espérais que le jeune bandit se contenterait de ce succès, mais il acheva de décharger les autres coups de son revolver sur le tuyau: une des balles me siffla aux oreilles.

«Levez le pont! cria enfin une voix, à mon grand soulagement.

– Un moment!»

Et Rupert et de Gautel se mirent à courir. Le pont levé, tout retomba dans le silence. L’horloge sonna une heure un quart. Je me redressai et étirai mes pauvres membres lassés.

Quelques minutes à peine s’étaient écoulées lorsque j’entendis un léger bruit sur ma droite. Je regardai, et j’aperçus la haute silhouette noire d’un homme debout dans le passage qui conduit au pont.

À l’élégance de la tournure, à la pose gracieuse, je devinai que c’était encore Rupert. Il tenait à la main son épée nue. Il resta immobile pendant une ou deux minutes.

Des idées folles me passaient par la tête. Quel était le mauvais coup que préparait le jeune vaurien? Je l’entendis qui riait tout bas; puis il se retourna face au mur et, faisant un pas vers moi, commença à descendre le long du mur. Il y avait donc des marches de ce côté? Évidemment. Elles devaient être pratiquées dans la muraille et se suivre à une distance d’environ quatre-vingt-dix centimètres.

Lorsque Rupert posa le pied sur la dernière, il prit son épée entre ses dents, se retourna, et, sans bruit, se laissa couler dans l’eau. S’il n’y eût eu que ma vie en jeu, j’aurais nagé à sa rencontre. Quelle joie j’aurais eue à vider notre querelle par cette belle nuit, sans crainte d’être interrompus! Mais le roi! Je me maîtrisai, sans pouvoir toutefois imposer silence à mon cœur, qui battait furieusement dans ma poitrine. Je suivais Rupert des yeux avec une curiosité intense.

Sans se presser, il traversa le fossé à la nage, aborda de l’autre côté, où d’autres marches lui permirent de gravir le talus à pic. Lorsqu’il se trouva debout sur la passerelle, de l’autre côté du pont-levis qui était alors levé, je le vis fouiller dans sa poche, en tirer quelque chose, puis il ouvrit une porte. Je n’entendis pas la porte se refermer derrière lui. Il avait disparu.

Abandonnant alors mon échelle, dont je n’avais plus besoin, je nageai vers le pont et franchis quelques-unes des marches creusées dans le mur. Arrivé à une certaine hauteur, je m’arrêtai, tenant mon épée à la main, écoutant de toutes mes oreilles.

La chambre du duc n’était pas éclairée, on n’apercevait pas la moindre lueur à travers les volets clos; mais, de l’autre côté du pont, au contraire, une fenêtre brillait. Pas un bruit, un silence de mort, rompu seulement par la grosse voix de l’horloge de la tour, qui sonnait une heure et demie.

Je n’étais donc pas seul à conspirer, cette nuit-là, au château.

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