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– Parfaitement, et aussi vite que tes jambes te porteront. Encore une chose: remets ce mot à Mme de Mauban, oh! il est écrit en français, tu ne peux pas le lire, et adjure-la de se conformer aux ordres qu’il contient: nos vies à tous en dépendent.»

L’homme tremblait de tous ses membres. Que voulez-vous? C’était un peu risqué de me confier à lui; mais je n’avais pas le choix, je n’osais tarder davantage, j’avais peur que le roi mourût.

Lorsque mon homme fut parti, je fis venir Sapt et Fritz, et leur exposai le plan que j’avais conçu.

Sapt secoua la tête.

«Pourquoi ne pas attendre? demanda-t-il.

– Et si le roi meurt?

– Michel sera bien forcé d’agir.

– Et si le roi se remet, s’il vit?…

– Eh bien!

– S’il vit plus de quinze jours?» fis-je simplement. Et Sapt se mordit la moustache. Soudain, Fritz von Tarlenheim me mit la main sur l’épaule. «Allons, dit-il, tentons l’aventure.

– Soyez tranquille: je n’ai pas l’intention de vous laisser en arrière.

– Oui, mais vous, vous resterez ici pour prendre soin de la princesse!»

Un éclair joyeux passa dans les yeux du vieux Sapt.

«Comme cela, Michel serait sûr de son affaire dans tous les cas, fit-il en riant, tandis que si vous venez, et si vous êtes tué et le roi aussi, qu’est-ce que deviendront ceux de nous qui auront survécu?

– Ils serviront la reine Flavie, dis-je. Je bénirais le ciel si je pouvais être l’un d’eux!

«Jusqu’ici, continuai-je, j’ai joué le rôle d’imposteur, au profit d’un autre, il est vrai, ce qui est une atténuation; mais je ne veux pas le jouer pour mon compte personnel. Si le roi n’est pas délivré vivant et réinstallé sur son trône avant le jour fixé pour les fiançailles, je dirai la vérité: advienne que pourra.

– Faites ce que vous voudrez, mon enfant, dit Sapt. Allez.» Voici quel était mon plan: une troupe de gens solides, sous la conduite de Sapt, devait arriver devant la porte du château sans avoir été aperçue. Il le fallait à tout prix, et ordre avait été donné de se débarrasser de tout indiscret, de tout curieux, de s’en débarrasser avec le sabre; les armes à feu étaient absolument proscrites comme bruyantes et dangereuses.

Si tout marchait à souhait, la petite troupe se trouverait devant la porte, au moment même où Jean l’ouvrirait. La porte ouverte, mes amis s’élançaient et s’emparaient des domestiques s’ils opposaient quelque résistance, ce qui n’était point vraisemblable. À cet instant précis, tout mon plan reposait sur cette concordance: un cri de femme devait retentir, un cri perçant, déchirant, poussé par Antoinette de Mauban. À plusieurs reprises elle appellerait: «Au secours! Au secours! Michel! Rupert Hentzau!… Au secours!»

Nous espérions qu’en entendant le nom de Hentzau, le duc, furieux, s’élancerait hors de ses appartements et tomberait aux mains de Sapt.

Mais les appels désespérés continueraient encore; mes hommes baisseraient le pont-levis. Il serait étrange que Rupert, s’entendant appeler par cette voix, ne sortît pas de sa chambre et ne cherchât pas à traverser le pont. De Gautel serait ou ne serait pas avec lui. Il fallait nous en rapporter au hasard pour tout cela.

Au moment où Rupert mettrait le pied sur le pont-levis, je ferais mon apparition…

Non pas que je fusse demeuré inactif jusque-là; j’aurais, au contraire, commencé bien avant les autres, par une nouvelle expédition à la nage dans le fossé: mais, cette fois, j’aurais eu soin, pour le cas où je me sentirais fatigué, de me munir d’une petite échelle légère, grâce à laquelle je pourrais me reposer étant dans l’eau et en sortir aisément. Je comptais la dresser contre le mur, à côté du pont-levis, et, quand on l’aurait baissé, me mettre en faction sur mon échelle. Ce serait bien le diable, moi étant là, si Rupert ou de Gautel traversaient le pont sans qu’il leur arrivât malheur. Vive Dieu! Il faudrait que la malchance me poursuivît! Eux morts, il ne resterait que deux de nos ennemis vivants; ces deux-là, il fallait compter, pour nous en débarrasser, sur la confusion que nous aurions causée par notre brusque attaque.

Nous serions alors en possession des clefs du cachot où l’on détenait le roi. Peut-être ses deux gardiens s’élanceraient-ils dehors au secours de leurs amis; c’était une chance à courir. S’ils exécutaient strictement leur consigne, la vie du roi dépendait du plus ou moins de rapidité que nous mettrions à enfoncer la porte. Je demandais au ciel que ce fût Detchard et non Rupert qui fût de garde ce jour-là. Bien que Detchard eût du sang-froid et du courage, il n’avait ni l’audace, ni la résolution de Rupert; de plus, il était sincèrement attaché au duc Noir, et c’était le seul; il se pourrait qu’il laissât Bersonin auprès du roi, et courût rejoindre ceux des siens qui se battraient.

Tel était mon plan, plan désespéré. Et, afin que notre ennemi fût entretenu le mieux possible dans son sentiment de sécurité, je donnai des ordres pour que Tarlenheim fût brillamment illuminé du haut en bas, comme si nous étions en pleines réjouissances, et qu’il en fût ainsi toute la nuit avec de la musique et un grand mouvement d’invités. Strakencz serait là avec mission de cacher notre départ, s’il le pouvait, à Flavie. Et, si nous n’étions pas revenus le matin, il devait marcher ouvertement avec ses troupes sur le château et y réclamer la personne du roi. Au cas où le duc Noir ne s’y trouverait pas – et je prévoyais que dans ces conditions-là il n’y serait plus – le maréchal emmènerait Flavie aussi rapidement que possible à Strelsau, et y proclamerait la trahison du duc Noir ainsi que la mort probable du roi; puis il rallierait tous les honnêtes gens autour de la bannière de la princesse. Et, à dire vrai, c’est ce qui me semblait, selon toute apparence, devoir arriver. Car j’avais les plus grandes appréhensions, et ne croyais pas que ni le duc Noir, ni le roi, ni moi, eussions grandes chances de voir le soleil se lever le lendemain.

Mais, après tout, si le duc était tué, et si moi, l’imposteur, le comédien, après avoir tué Rupert Hentzau de ma propre main, je trouvais la mort, la Destinée n’aurait pas maltraité la Ruritanie, même en lui prenant son roi, et, quant à moi, je n’étais pas disposé à me révolter contre le rôle qu’elle me préparait.

Il était tard lorsque nous levâmes la séance où nous avions arrêté les dernières mesures de l’expédition. Je me rendis chez la princesse. Je la trouvai triste et préoccupée, et, lorsque je la quittai, elle se jeta à mon cou, me passa au doigt un anneau. À l’annulaire, je portais une bague avec le sceau royal, et au petit doigt, un simple cercle d’or, sur lequel était gravée cette devise de notre famille: Nil quæ feci. Sans parler, je pris cette petite bague et la mis à mon tour au doigt de la princesse, en lui faisant signe de me laisser partir.

Et elle, comprenant, s’écarta, et me regarda les yeux pleins de larmes.

«Que cette bague ne quitte jamais votre doigt quand vous serez reine, même si vous en portez une autre, lui dis-je.

– Je la porterai jusqu’à ma mort, et même après», dit-elle.

Et elle baisa la bague.

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