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«Une fois le roi mort, son assassin, sans perdre une minute, doit attacher une grosse pierre au cadavre, le traîner jusqu’à la fenêtre et le hisser à l’aide d’une poulie, – c’est Detchard qui a eu l’idée de cette poulie – jusqu’au niveau de l’entrée du tuyau. Le cadavre, une fois introduit dans le conduit, glissera sans bruit, tombera dans l’eau et coulera au fond du fossé, qui en cet endroit a plus de vingt pieds de profondeur. La chose faite, l’assassin doit crier: «Tout va bien!» et se laisser à son tour glisser par le tuyau; les deux autres, s’ils le peuvent et si l’attaque n’est pas trop chaude, se retireront alors dans la seconde pièce en barricadant la porte, et, eux aussi, se glisseront dehors par le même chemin et gagneront à la nage l’autre bord, où des hommes ont ordre de les attendre avec des chevaux tout préparés à leur intention.

«Si les choses vont mal, le duc les rejoindra et cherchera son salut dans la fuite; si, au contraire, tout va bien, on tournera le château afin de prendre l’ennemi entre deux feux. Voilà le plan de Sa Seigneurie pour se débarrasser du roi en cas de nécessité. Mais on ne doit y avoir recours qu’à la dernière extrémité, car chacun sait que le duc n’a intérêt à tuer le roi qu’autant qu’il sera sûr de pouvoir se débarrasser de vous, Monsieur. Je vous ai dit toute la vérité, j’en prends Dieu à témoin, et je vous supplie de me soustraire à la vengeance du duc Michel. Si, après ce que j’ai fait, je tombais entre ses mains, je n’aurais qu’à implorer une grâce, celle de mourir vite… et je ne l’obtiendrais pas…»

L’homme paraissait sincère. Son récit était décousu et sans apprêt: nos questions lui firent dire le reste. Tout ce qu’il nous avait raconté avait bien trait à une attaque armée. Mais, si des soupçons venaient, à naître et que survînt contre eux une force accablante comme celle que moi, le roi, par exemple, je pouvais leur opposer, l’idée de la résistance serait abandonnée et le prisonnier de Zenda serait tranquillement mis à mort et glissé dans le tuyau. Et, ici, venait une ingénieuse combinaison: un des Six prendrait sa place et, à l’arrivée des perquisiteurs, réclamerait hautement sa liberté.

«Michel, cité à comparaître, avouerait avoir agi avec trop de hâte, de précipitation. Il avait eu tort, concéderait-il, mais cet homme l’avait irrité en cherchant à se faire bien voir d’une certaine dame, son hôtesse (qui n’était autre qu’Antoinette de Mauban); il l’avait enfermé dans ce cachot, usant, abusant peut-être du droit qu’il croyait avoir comme seigneur de Zenda. Mais il était prêt à accepter ses excuses, à lui rendre la liberté et à taire cesser ainsi les bruits qui avaient couru sur l’existence d’un prisonnier retenu contre son gré au château de Zenda, bruits qui lui avaient valu la visite de ces messieurs.

«Ceux-ci, déçus, se retireraient, et Michel aurait tout le loisir de se débarrasser du corps du roi.»

Sapt, Fritz et moi, toujours au lit, nous nous regardions, confondus de tant de ruse et de cruauté froide.

Que j’eusse des desseins pacifiques ou guerriers, que je me présentasse ouvertement à la tête d’un corps de troupes ou que j’eusse recours à un assaut clandestin, le roi serait mort avant que je puisse l’approcher. Dans le cas où Michel serait le plus fort et nous vaincrait, il y aurait une solution. Mais, si c’était moi qui devais le battre, je n’avais aucun moyen de lui infliger une punition, aucun moyen de prouver son crime, sans prouver du même coup le mien. D’autre part, je demeurerais roi (ah! pour un moment, mon pouls battit plus fort) et ce serait à l’avenir d’assurer le combat définitif entre lui et moi. Il paraissait bien que la possibilité de son triomphe s’aggravait de l’impossibilité de sa défaite. Car, en mettant les choses au pis, il demeurerait ce qu’il était avant que je ne me fusse mis sur son chemin, avec un autre homme entre le trône et lui, et cet homme n’était qu’un imposteur! Et, si tout allait bien pour lui au contraire, il ne resterait plus aucun adversaire en face de lui. J’avais commencé à croire que le duc Noir désirait vivement laisser le soin de se battre à ses amis; maintenant, je comprenais qu’il était la tête, sinon le bras, de la conspiration.

«Le roi est-il au courant du sort qui lui est réservé? demandai-je.

– C’est moi et mon frère, répondit Jean, qui avons posé le tuyau sous la direction de Mgr de Hentzau. Le roi a demandé à celui-ci à quoi cela devait servir:

«Sire, a-t-il répondu en riant d’un air dégagé, c’est une nouvelle invention, un perfectionnement que nous avons apporté à l’échelle de Jacob par laquelle – vous n’êtes pas sans avoir lu cela, Sire – les hommes passent de ce monde en l’autre. Nous avons pensé qu’il ne serait pas convenable, au cas où Votre Majesté aurait à faire ce voyage, qu’elle le fît par le chemin des simples mortels. Nous vous avons préparé un chemin couvert, où vous pourrez passer en toute tranquillité, à l’abri des regards indiscrets de la foule. Voilà, Sire, à quoi doit servir ce tuyau.» Puis, riant toujours et s’inclinant très bas: «Votre Majesté veut-elle me permettre de lui remplir son verre?» Le roi était en train de souper. Quoique très brave comme tous ceux de sa maison, il devint rouge, puis très pâle; il examinait alternativement le tuyau et le diabolique coquin qui se moquait de lui.

«Je vous assure, continua Jean, en frissonnant, qu’il n’est pas aisé de dormir tranquille à Zenda. Ils sont là un tas de bandits pour lesquels couper la gorge d’un homme n’est pas une plus grosse affaire que faire une partie de cartes. Quant à Mgr Rupert, je crois bien qu’il n’y a pas de passe-temps qui soit plus de son goût.»

Lorsque notre homme eut terminé son récit, je priai Fritz de le reconduire et de veiller à ce qu’il fût mis sous bonne garde. Au moment où il sortait, je me tournai vers lui et j’ajoutai:

«Si quelqu’un ici te demande s’il y a un prisonnier au château de Zenda, tu peux répondre: «Oui»; mais si on te demande qui est ce prisonnier, ne le dis pas. Toutes les assurances que tu as reçues de nous ne te sauveraient pas si on apprenait la vérité. Prends-y garde, et dis-toi que je te tuerai comme un chien si tu laisses transpercer la moindre chose.» Lorsqu’il fut parti, je regardai Sapt.

«La chose est compliquée, fis-je.

– Si compliquée, répondit-il en secouant sa tête grise, que je crois qu’à pareille époque, l’an prochain, vous serez encore sur le trône de Ruritanie!»

Et il éclata en imprécations contre Michel, envoyant à tous les diables sa fourberie et son astuce.

Je m’étais rejeté sur mes oreillers.

«Je ne vois, repris-je, que deux moyens de faire sortir le roi vivant du château. Le premier serait la trahison de quelqu’un des serviteurs du duc.

– Vous pouvez laisser celui-là de côté, dit Sapt.

– J’espère bien que non, repris-je, car celui que j’allais mentionner en second, c’est l’intervention du Ciel, c’est un miracle!»

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