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– Je vous laisse en dépôt ce qui m’est plus précieux que ma vie, plus précieux que ma couronne, répliquai-je. Je vous ai choisi parce que vous êtes l’homme de Ruritanie en qui j’ai le plus de confiance.

– Je remettrai la princesse saine et sauve entre vos mains, ou je la proclamerai reine.»

Nous nous séparâmes, et je retournai au palais, où je mis Sapt et Fritz au courant de ce qui venait de se passer. Sapt allait certainement avoir quelques fautes à me reprocher et quelques grognements à émettre. Voilà ce que j’attendais de lui, car le colonel aimait qu’on le consultât avant de marcher et non pas qu’on l’informât après coup. Mais il approuva mon plan sur toute la ligne et son humeur s’améliora au fur et à mesure que le moment d’agir approchait. Fritz, lui aussi, était prêt; encore lui, le pauvre ami, risquait-il davantage que Sapt, puisqu’il jetait tout son bonheur futur dans la balance. Et pourtant comme je l’enviais! Car l’issue triomphante qui lui apporterait ce bonheur et l’unirait à sa fiancée, le succès pour lequel nous étions associés d’espérance, de combat et de gloire, signifiait à mes yeux une affliction plus certaine et plus grande que si d’avance j’avais été condamné à périr. Il dut s’apercevoir des sentiments qui m’agitaient, car, lorsque nous fûmes seuls (le vieux Sapt fumait sa pipe à l’autre bout de la salle), il passa son bras sous le mien en disant:

«Voilà qui sera dur pour vous! Ne pensez pas que je ne vous fasse pas crédit; je sais que vous n’avez au cœur que des projets nobles et sincères.»

Mais je me détournai de lui, bien heureux qu’il ne pût pas percer le fond de mon cœur, mais seulement être le témoin des actes auxquels nos mains allaient prendre part. Et il ne put me comprendre, car il n’avait pas osé lever les yeux sur la princesse Flavie, comme moi je n’avais pas craint de le faire. Tous nos plans étaient alors prévus, tels que nous nous proposions de les exécuter et tels qu’ils apparurent ensuite dans la réalité.

Le lendemain matin, nous devions nous mettre en route, sous le prétexte d’une expédition de chasse. Toutes mes mesures étaient prises, je pouvais partir; il ne me restait plus qu’une chose à faire, mais la plus cruelle, la plus déchirante: faire mes adieux à Flavie.

Vers le soir, je me rendis chez elle. Sur la route je fus reconnu, acclamé. Je fis bonne contenance et jouai jusqu’au bout mon rôle de fiancé heureux.

En dépit de mon désespoir, je ne pus m’empêcher de sourire de la froideur et de la hauteur avec lesquelles ma douce amie me reçut. Elle avait appris que le roi s’absentait, qu’il partait pour la chasse!

«Je suis désolée de voir que nous ne suffisons pas à distraire Votre Majesté à Strelsau, que nous ne savons pas la retenir, fit-elle en battant impatiemment le plancher du bout de son petit pied… J’aurais pu vous offrir de plus agréables distractions, et j’étais assez folle pour penser que…

– Que voulez-vous dire? demandai-je, me penchant vers elle.

– Pour penser que vous auriez pu être toute une journée, ou deux, après… après le bal… complètement heureux sans… une partie de chasse. J’espère que les sangliers seront plus intéressants, continua-t-elle, avec une petite moue délicieuse.

– Je vais, en effet, faire la chasse à un très gros sanglier. Vous ai-je offensée?» ajoutai-je en feignant la surprise, car comment résister au désir de la taquiner un peu?

Jamais je ne l’avais vue en colère, et chaque aspect nouveau, chaque mouvement de son âme me ravissait.

«De quel droit m’offenserais-je? reprit-elle. Il est vrai qu’hier vous déclariez que chaque heure passée loin de moi était une heure perdue! Mais un très gros sanglier… cela change bien les choses!

– C’est peut-être le sanglier qui me donnera la chasse, Flavie; c’est peut-être lui qui me prendra.»

Elle ne répondit pas.

«Quoi! vous n’êtes même pas touchée par la pensée de ce danger?»

Comme elle ne me répondait pas, je m’approchai doucement et vis qu’elle avait les yeux pleins de larmes.

«Vous pleurez à la pensée du danger que je vais courir!»

Alors, elle, d’une voix très basse:

«Vous étiez ainsi autrefois, je vous reconnais. Mais ce n’est pas le roi, ce n’est pas ce roi-là que j’aime!

– Oh! ma bien-aimée, m’écriai-je alors, oubliant tout ce qui n’était pas elle, avez-vous pu croire un instant que je vous quittais pour aller chasser?

– Pourquoi donc, alors? Rodolphe…, vous n’allez pas?…

– Je vais forcer Michel dans son repaire.»

Elle était devenue très pâle.

«Vous voyez que mes torts n’étaient pas aussi graves qu’ils le paraissaient, et puis, je ne serai pas longtemps absent.

– Vous m’écrirez, Rodolphe?»

Faiblesse, lâcheté, c’est possible; mais je ne pouvais trouver le courage de dire un mot qui la mît en éveil.

«Je vous enverrai tout mon cœur, chaque matin.

– Et vous ne vous exposerez pas?

– Pas plus qu’il ne sera nécessaire.

– Et quand reviendrez-vous? Ah! que le temps va me sembler long!

– Quand je reviendrai?…»

Je répétai machinalement ces mots.

«Oui. Oh! ne soyez pas trop long! Je ne pourrai dormir avant que vous soyez de retour.

– Je ne sais quand je pourrai revenir.

– Oh! bientôt, Rodolphe, bientôt…

– Dieu seul le sait. Mais si je ne devais pas revenir…

– Chut!

– Si je ne devais pas revenir, murmurai-je, vous prendriez ma place. Vous êtes la seule héritière des Elphberg. Vous régnerez en Ruritanie. Il faudrait régner et ne pas me pleurer.»

Elle se redressa fière, en vraie reine.

«Oui, oui, dit-elle, ne craignez rien. Je régnerai. Je ferai mon devoir, ma vie fût-elle brisée, mon cœur mort. Soyez tranquille, ayez confiance en moi.»

Puis, s’arrêtant, elle pleura doucement, en répétant:

«Oh! revenez, revenez vite!»

Je m’écriai sans réfléchir:

«Eh bien! oui, je le jure, je vous reverrai une fois avant de mourir!

– Que voulez-vous dire?» fit-elle, étonnée.

Mais je ne pouvais lui répondre, et elle me regarda longtemps. Ses grands yeux étaient pleins de questions. Je n’osais pas la supplier de m’oublier, c’eût été l’offenser: les âmes comme la sienne n’oublient pas. Et comment lui dire, en cet instant, qui j’étais?

Elle pleurait, je ne pouvais qu’essuyer ses larmes!

«Comment un homme ne reviendrait-il pas à la femme la plus digne qu’il y ait au monde? m’exclamai-je. Mille ducs noirs ne sauraient me garder loin de vous!»

Elle me sourit, un peu réconfortée.

«Vous ne laisserez pas Michel vous faire mal?

– Ne craignez rien.

– Ou vous retenir loin de moi?

– Soyez tranquille, aimée.

– Ni lui, ni personne?» Et je répondis encore:

«Soyez tranquille, aimée.»

Et cependant il y avait un homme – et ce n’était pas Michel – qui, s’il était vivant, devait forcément me séparer d’elle, et c’était pour cet homme que j’allais risquer ma vie! Sa silhouette, la silhouette légère et fuyante de celui que j’avais rencontré dans les bois de Zenda, la masse inerte que j’avais laissée dans la cave du pavillon de chasse, m’apparaissait tour à tour sous cette double forme, se glissait entre nous…

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