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«Si vous étiez un forçat dans la prison de Strelsau, vous seriez encore mon roi», dit-elle.

À voix basse, je murmurai: «Dieu me le pardonne!» et, tenant sa main dans la mienne, je répétai:

«Si je n’étais pas le roi…»

– Oh! oh! protesta-t-elle. Je ne mérite pas cela; je ne mérite pas que vous doutiez de mes sentiments.»

Elle recula légèrement.

Pendant plusieurs minutes nous restâmes ainsi face à face; et, tandis que je pressais ses mains, j’appelai à mon aide tout ce que la conscience et l’honneur me laissaient encore de forces pour lutter contre la fatalité des circonstances.

«Flavie, dis-je d’une voix étranglée et rauque qui ne semblait pas m’appartenir; Flavie, je ne suis pas…»

Comme je prononçais ces mots, comme elle levait les yeux vers moi, un pas lourd fit craquer le gravier du jardin.

Flavie poussa un cri. Ma phrase commencée expira sur mes lèvres. Sapt parut à l’une des portes-fenêtres. Il s’inclina profondément, me regardant d’un air sévère.

«Votre Majesté daignera m’excuser, dit-il, mais Son Éminence le cardinal attend déjà depuis un quart d’heure et désire prendre congé d’elle.»

Nos regards se croisèrent; et je lus dans ses yeux un reproche et un conseil.

Depuis combien de temps écoutait-il? Je l’ignore; ce que je sais, c’est qu’il était entré au bon moment.

«Il ne faut pas faire attendre Son Éminence», dis-je.

Mais Flavie, dans la tendresse de qui ne se projetait aucune ombre, les yeux brillants et les joues roses, tendit la main à Sapt avec un sourire radieux.

Elle ne parla pas; qu’aurait-elle pu dire qui eût ajouté à l’éloquence de son regard?

Un sourire triste plissa la lèvre du vieux soldat, et c’est avec une vraie émotion dans la voix que, lui baisant la main, il dit:

«Dans la joie comme dans la peine, dans la bonne fortune comme dans la mauvaise, que Dieu garde Votre Altesse Royale!»

Puis il ajouta, se redressant et se mettant au port d’arme:

«Mais, avant tout: Vive le roi! Dieu protège le roi!»

Flavie prit ma main et la baisa en murmurant:

«Amen… Dieu bon, amen!»

Nous rentrâmes dans la salle de bal, où nous nous trouvâmes séparés par nos devoirs respectifs. Chacun, après m’avoir fait ses adieux, allait prendre congé de la princesse. Sapt circulait dans la foule d’un air affairé, et partout où il avait passé ce n’étaient que sourires et murmures. Je ne doutais pas que, fidèle à son plan, il fût occupé à répandre la bonne nouvelle. Maintenir la couronne et vaincre le duc Noir, telle était sa résolution bien précise. Flavie, moi-même, et, hélas! le véritable roi enfermé à Zenda, étions les pièces de son échiquier; et les pièces d’un échiquier n’ont rien à voir avec la passion.

Il ne se contenta pas d’ailleurs de faire circuler ce bruit dans le palais: il alla le porter dehors. J’en eus bientôt la preuve, car, lorsque, reconduisant Flavie jusqu’à sa voiture, nous descendîmes les degrés de marbre, nous fûmes accueillis par des acclamations enthousiastes.

Que pouvais-je faire? Si j’avais parlé alors, personne ne m’aurait cru. On aurait certainement pensé que le roi devenait fou.

Entraîné par Sapt et aussi, il faut bien le dire, par moi-même, je m’étais avancé si loin que je ne pouvais plus reculer.

La route était barrée derrière moi, et ma passion me poussait toujours en avant.

Ce soir-là, à la face de Strelsau, je fus acclamé non seulement comme le roi, mais comme le fiancé de la princesse Flavie.

Vers trois heures du matin, l’aube commençant à poindre, je me trouvai enfin seul dans mon cabinet de toilette avec Sapt.

Je m’assis comme un homme ébloui qui a trop longtemps contemplé une flamme ardente; Sapt fumait sa pipe; Fritz était allé se coucher, après avoir presque refusé de me dire bonsoir. Sur la table, tout à côté de moi, gisait une rose: cette rose ornait le corsage de Flavie au bal, et, quand nous nous étions séparés, elle me l’avait donnée.

Sapt avança la main vers la rose, mais, d’un geste rapide, je refermai la mienne dessus.

«Cette fleur est à moi, fis-je; elle n’est pas plus à vous qu’elle n’est au roi.

– Vous avez avancé les affaires du roi ce soir», reprit-il sans s’émouvoir.

Je me retournai furieux.

«Pourquoi pas mes affaires à moi?»

Il secoua la tête.

«Je sais à quoi vous pensez, reprit-il, et, si vous ne vous y étiez engagé sur votre honneur…

– Ah! mon honneur, qu’en avez-vous fait? m’écriai-je en l’interrompant.

– Bah! jouer un peu la comédie…

– Épargnez-moi au moins ce ton, colonel Sapt si vous ne voulez pas me pousser aux dernières extrémités, et si vous ne voulez pas que votre roi pourrisse dans les cachots de Zenda pendant que Michel et moi nous nous disputerons ses dépouilles. Vous me suivez bien?

– Je vous suis.

– Il faut agir et agir vite. Vous avez vu ce qui s’est passé ce soir? Vous avez entendu?

– Oui.

– Vous avez parfaitement deviné ce que j’étais sur le point de faire. Que je reste ici encore une semaine et la situation se complique encore. Vous comprenez?

– Oui, répondit-il, les sourcils froncés. Seulement pour cela il faudrait d’abord vous débarrasser de moi.

– Eh bien! croyez-vous que j’hésiterais? Croyez-vous que j’hésiterais à soulever Strelsau? Il ne me faudrait pas une heure pour vous faire rentrer vos mensonges dans la gorge, vos mensonges insensés auxquels ni la princesse ni le peuple n’ajouteraient foi!

– C’est bien possible.

– Oui, je pourrais épouser la princesse et envoyer Michel et son frère au diable de compagnie.

– Je ne le nie pas, mon garçon.

– Alors, au nom de Dieu, m’écriai-je en tendant les mains vers lui, allons à Zenda, écrasons Michel et rendons au roi ce qui est au roi!»

Le vieux soldat se redressa et me regarda en face longuement.

«Et la princesse?» demanda-t-il.

Je baissai la tête et, relevant en même temps mes deux mains, je pris la rose et l’écrasai entre mes doigts et mes lèvres.

Au même moment, je sentis la main de Sapt sur mon épaule et j’entendis sa voix étranglée par l’émotion qui disait:

«Vive Dieu! Vous êtes bien le plus magnifique des Elphberg: vous les valez tous!… Mais j’ai mangé le pain du roi, je suis le serviteur du roi!… Venez: nous irons à Zenda.»

Je relevai la tête et lui pris la main. Nous avions tous deux les yeux pleins de larmes.

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