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Mais ce dernier livre est celui-là qu’on n’écrit pas, à peine entrevu dans les songes. De le rêver seulement est un signe fatal. Ainsi les vieux chats qui vont mourir caressent encore des griffes la laine du tapis, et traînent sur les belles couleurs un regard plein d’une tendresse obscure.

C’est ce même regard que l’auteur du Cierge pascal fixe au mince treillage de bois derrière lequel il imagine son héros bénisseur, patriarche au rire indulgent, à la langue savoureuse et drue, riche de l’expérience des âmes. Il l’aime déjà de tout le bien qu’il peut en attendre. Pour être un saint on n’en est pas moins sensible à une certaine forme rare de la courtoisie, cette sympathie attentive, pénétrante, qui est la suprême politesse d’un grand seigneur de l’intelligence. Celui que la flatterie rebute goûte mieux les formes supérieures de la louange. Hé! Hé! d’autres que l’illustre Saint-Marin se sont agenouillés ici, ont écouté le bon vieillard, et sont partis moins lourds. Pourquoi pas? Dans la confession, l’expérience du péché est-elle jamais complète? N’y a-t-il pas, dans la honte de l’aveu, même incomplet, déloyal, une sensation âpre et forte qui ressemble au remords, un remède un peu rude et singulier à l’affadissement du vice? Et d’ailleurs les maniaques de la libre pensée sont bien sots de dédaigner à l’église une méthode de psychothérapie qu’ils jugent excellente et nouvelle chez un neurologiste en renom. Ce professeur, dans sa clinique, fait-il autre chose qu’un simple prêtre au confessionnal: provoquer, déclencher la confidence pour suggestionner ensuite, à loisir, un malade apaisé, détendu? Combien de choses pourrissent dans le cœur, dont ce seul effort délivre! L’homme célèbre, qui vit dans son ombre, se voit dans tous les yeux, s’entend sur toutes les lèvres, se reconnaît jusque dans la haine et l’envie qui le pressent, peut bien tenter d’échapper à sa propre obsession, de rompre le cercle enchanté. Il ne s’ouvre jamais à l’inférieur, il ment toujours à son égal. S’il laisse après lui des mémoires véridiques, sa dissimulation naturelle se double d’un de ces effrayants accès de vanité posthume que le public connaît assez. Rien n’est moins qu’une parole d’outre-tombe. Alors… Alors, il est beau qu’une fois, par hasard, ce don précieux de lui-même, qu’il a toujours refusé, il le fasse au premier venu, comme on jette une poignée d’or à un mendiant.

Pas une minute cet homme pourtant subtil qui, à défaut de goût véritable, ressent au moins la grossièreté d’autrui comme une contrainte physique, n’échappe au piège de sa propre bassesse. Il remue ces idées pêle-mêle, avec une assurance naïve, se flatte de n’avoir qu’à faire un choix entre tant de solides raisons. Il a fini par regarder les marches de bois, usées par les genoux, avec autant de curiosité que d’envie… Une fois là, le reste va de soi. Qui le retiendrait? Ce qui fut donné si souvent à cette même place, aux vieilles filles illettrées, ne sera pas refusé sans doute à l’observateur le plus retors, et qui garde mieux son sang-froid, délicieux railleur! Il ne faut qu’un petit effort, après avoir sucé, vidé tant de sensations rares et difficiles, parlé tant de langages, fait tant de savantes grimaces, pour finir dans la peau d’un philosophe campagnard, désabusé, pacifié, à point dévot. Depuis l’empereur qui planta des raves, on a vu plus d’un grand de ce monde s’assurer une mort bucolique. En argot de coulisse, cela s’appelle entrer dans son rôle, pour se prendre soi-même à son jeu. C’est ainsi qu’au terme d’une consciencieuse étude tel comédien, gras à souhait, rouge de plaisir, avale son bock, referme son livre, et s’écrie: «Je tiens mon Polyeucte!…»

XV.

«Je tiens mon saint!» pourrait dire à ce moment l’illustre maître, s’il était d’humeur à plaisanter. Et il le tient en effet, ou va le tenir. Il songe, candide, qu’après avoir tâté d’une dent dédaigneuse les fruits plus précieux cueillis au jardin des rois, il peut mordre encore avec appétit au morceau de gros pain arraché de la bouche du pauvre, car telle est la curiosité du génie, toujours neuve.

C’est une belle chose de goûter si tard les joies de l’initiation! De Paris à Lumbres, il est vrai que la route est longue; mais du presbytère tout proche à l’église paisible, quel autre espace il a franchi! Tout à l’heure encore, inquiet, anxieux, sans autre espoir que de rentrer bientôt, tête basse, au petit hôtel de la rue de Verneuil, pour y mourir un jour, inutile, oublié, au bras d’une servante qui murmure à la cantonade que «le pauvre Monsieur a bien du mal à passer», maintenant délivré, libre, avec un projet en tête – ô délices! – une petite fièvre à fleur de peau… En six semaines tout peut être décidé, conclu. Il trouvera quelque part, à la lisière d’un bois, une de ces maisons mi-paysannes, mi-bourgeoises, entre deux humides pelouses vertes. La conversion de Saint-Marin, sa retraite à Lumbres… le cri de triomphe des dévots… la première interview… une délicate mise au point… qui sera comme le testament du grand homme: une suprême caresse à la jeunesse, à la beauté, au plaisir perdus, non point reniés, puis le silence, le grand silence, où le public ensevelit pieusement, côte à côte, dans leur solitude de Lumbres, le philosophe et le saint.

L’obsession devient si forte qu’il croit rêver, perd un moment contact, frissonne en se retrouvant seul. Ce réveil trop brusque a rompu l’équilibre, le laisse agité, nerveux. Il regarde avec méfiance le confessionnal vide, si proche. La porte close au rideau vert l’invite… Hé quoi! quelle meilleure occasion de voir plus que le pauvre logis du bonhomme, son grabat, sa discipline: le lieu même où il se manifeste aux âmes? L’auteur du Cierge pascal est seul et d’ailleurs il s’inquiète peu d’être vu. À soixante-dix ans, sa première impulsion est toujours nette, franche, irrésistible, dangereux privilège des écrivains d’imagination… Sa main tâtonne, trouve une poignée, ouvre d’un coup.

L’hésitation a suivi le geste, au lieu de le devancer; la réflexion vient trop tard. Un remords indéfinissable, le regret d’avoir agi si vite, au hasard; la crainte, ou la honte, de surprendre un secret mal défendu, lui fait un instant baisser les yeux; mais déjà le reflet de la lampe sur les dalles a trouvé l’ouverture béante, s’y glisse, monte lentement… Son regard monte avec lui…

… S’arrête… À quoi bon? On ne recouvre plus ce que la lumière découvre un: fois, pour toujours.

… Deux gros souliers, pareils à ceux trouvés là-haut; le pli d’une soutane bizarrement troussée… une longue jambe maigre dans un bas de laine, toute roide, un talon posé sur le seuil, voilà ce qu’il a vu d’abord. Puis… petit à petit… dans l’ombre plus dense… une blancheur vague, et tout à coup la face terrible, foudroyée. Antoine Saint-Marin sait montrer dans les cas extrêmes une bravoure froide et calculée. D’ailleurs, mort ou vif, ce bonhomme inattendu l’irrite au moins autant qu’il l’effraie. En somme, on l’interrompt tout à coup, au bon moment, en plein rêve; le dernier mot reste, au fond de sa boîte obscure, à ce témoin singulier, au cadavre vertical. Un professeur d’ironie trouve son maître, et s’éveille, quinaud. d’un songe un peu niais, attendrissant.

Il ouvre largement la porte, recule d’un pas, mesure du regard son étrange compagnon, et sans oser encore le défier, l’affronte.

– Beau miracle! siffle-t-il entre ses dents, un peu rageur. Le brave prêtre est mort ici sans bruit, d’une crise cardiaque. Tandis que ces imbéciles trottent à sa recherche sur les chemins, il est là, bien tranquille, telle une sentinelle, tuée d’une balle dans sa guérite, à bout portant!…

Dressé contre la paroi, les reins soutenus par l’étroit siège sur lequel il s’est renversé au dernier moment, arc-bouté de ses jambes roides contre la mince planchette de bois qui barre le seuil, le misérable corps du saint de Lumbres garde, dans une immobilité grotesque, l’attitude d’un homme que la surprise met debout.

Que d’autres soient, d’une main amie, sous un frais drap blanc, disposés pour le repos; celui-ci se lève encore dans sa nuit noire, écoute le cri de ses enfants… Il a encore quelque chose à dire… Non! son dernier mot n’est pas dit… Le vieil athlète percé de mille coups témoigne pour de plus faibles, nomme le traître et la trahison… Ah! le diable, l’autre, est sans doute un adroit, un merveilleux menteur, ce rebelle entêté dans sa gloire perdue, plein de mépris pour le bétail humain lourd et pensif que les mille ressources de sa ruse excitent ou retiennent à son gré, mais son humble ennemi lui fait front, et sous la huée formidable remue sa tête obstinée. De quelle tempête de rires et de cris le joyeux enfer acclame la parole naïve, à peine intelligible, la défense confuse et sans art! Qu’importe! un autre encore l’entend, que les cieux ne cèleront pas toujours!

Seigneur, il n’est pas vrai que nous vous ayons maudit; qu’il périsse plutôt, ce menteur, ce faux témoin, votre rival dérisoire! Il nous a tout pris, nous laisse tout nus, et met dans notre bouche une parole impie. Mais la souffrance nous reste, qui est notre part commune avec vous, le signe de notre élection, héritée de nos pères, plus active que le feu chaste, incorruptible… Notre intelligence est épaisse et commune, notre crédulité sans fin, et le suborneur subtil, avec sa langue dorée… Sur ses lèvres, les mots familiers prennent le sens qu’il lui plaît, et les plus beaux nous égarent mieux. Si nous nous taisons, il parle pour nous et, lorsque nous essayons de nous justifier, notre discours nous condamne. L’incomparable raisonneur, dédaigneux de contredire, s’amuse à tirer de ses victimes leur propre sentence de mort. Périssent avec lui les mots perfides! C’est par son cri de douleur que s’exprime la race humaine, la plainte arrachée à ses flancs par un effort démesuré. Vous nous avez jetés dans l’épaisseur comme un levain. L’univers, que le péché nous a ôté, nous le reprendrons pouce par pouce, nous vous le rendrons tel que nous le reçûmes, dans son ordre et sa sainteté, au premier matin des jours. Ne nous mesurez pas le temps, Seigneur! Notre attention ne se soutient pas, notre esprit se détourne si vite! Sans cesse le regard épie, à droite ou à gauche, une impossible issue; sans cesse l’un de vos ouvriers jette son outil et s’en va. Mais votre pitié, elle, ne se lasse point, et partout zous nous présentez la pointe du glaive; le fuyard reprendra sa tâche, ou périra dans la solitude… Ah! l’ennemi qui sait tant de choses ne saura pas celle-là! Le plus vil des hommes emporte avec lui son secret, celui de la souffrance efficace, purificatrice… Car ta douleur est stérile, Satan!… Et pour moi, me voici où tu m’as mené, prêt à recevoir ton dernier coup… je ne suis qu’un pauvre prêtre assez simple, dont la malice s’est jouée un moment, et que tu vas rouler comme une pierre… Qui peut lutter de ruse avec toi? Depuis quand as-tu pris le visage et la voix de mon Maître? Quel jour ai-je cédé pour la première fois? Quel jour ai-je reçu avec une complaisance insensée le seul présent que tu puisses faire, trompeuse image de la déréliction des saints, ton désespoir, ineffable à un cœur d’homme? Tu souffrais, tu priais avec moi, ô l’affreuse pensée! Ce miracle même… Qu’importe! Qu’importe! Dépouille-moi! Ne me laisse rien! Après moi un autre, et puis un autre encore, d’âge en âge, élevant le même cri, tenant embrassée la Croix… Vous ne sommes point ces saints vermeils à barbe blonde que les bonnes gens voient peints, et dont les philosophes eux-mêmes envieraient l’éloquence et la bonne santé. Notre part n’est point ce que le monde imagine. Auprès de celle-ci, la contrainte même du génie est un jeu frivole. Toute belle vie, Seigneur, témoigne pour vous; mais le témoignage du saint est comme arraché par le fer.

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