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– Ladislas aura pris les devants, reprit la servante, en montrant du doigt une lanterne balancée dans l’ombre, à travers le cimetière. J’entends son pas. Vous trouverez l’église ouverte.

Un instant, elle retint le curé de Luzarnes par sa manche et, dressée sur la pointe de ses galoches, lui glissa ces mots à l’oreille:

– Faites-lui entendre raison, au moins; depuis hier au soir, il n’a pas mangé! Si c’est Dieu possible!

Elle disparut sans attendre la réponse. Le futur chanoine rattrapa ses deux compagnons sous le porche. Au-dessus d’eux, la haute église s’enlevait dans la nuit, incomparablement vive et claire. On entendait au-dedans les souliers ferrés du sacristain traînant sur les dalles.

– Nous continuerons donc à courir ensemble notre aventure, dit aimablement Saint-Marin à l’ancien professeur, auquel le sourire du grand homme rendit la vie. Je n’aurais pas le cœur de dîner avant que vous n’ayez remis la main sur votre insaisissable saint; et d’ailleurs il ne faut pas moins que cette intervention d’en haut pour clore ce soir nos petites querelles.

La fraîcheur de l’air après l’averse dissipait sa mauvaise humeur. Hors de la pauvre chambre du curé de Lumbres, et du cercle enchanté de la lampe sur le mur, son accès de fureur n’était guère plus qu’un méchant rêve.

– Entrons donc… dit simplement Sabiroux (mais avec quel regard de gratitude!)

Dès qu’il les aperçut, Ladislas se hâta vers eux. Le futur chanoine l’accueillit d’un ton gaillard:

– Hé bien, Ladislas, dit-il, quoi de neuf?

(Le visage du bonhomme exprimait une stupéfaction profonde.)

– Notre curé n’est point là, dit-il.

– Par exemple! s’écria Sabiroux, d’une voix dont l’écho roula longtemps sous les voûtes.

Il croisait les bras, révolté.

– Soyons sérieux! reprit-il… Êtes-vous si sûr que?…

– J’ai tout visité, répondit Ladislas, coin par coin. Je pensais bien le trouver à la chapelle des Anges; il y va chaque jour, après souper, dans un petit coin qu’il faut connaître… Mais ni là ni ailleurs… J’ai fouillé jusqu’à la tribune, ainsi…

– Mais que supposez-vous? intervint Gambillet. Un homme ne se perd pas, que diable!

Le futur chanoine approuva d’un signe de tête.

– Pour moi, dit Ladislas, M. le curé a pu sortir par la sacristie, gagner la route de Verneuil, jusqu’au calvaire du Roû. C’est une promenade qu’il aime à faire, la nuit tombante, en récitant son chapelet.

– Ah! Ah! soupira bruyamment le docteur de Chavranches.

– Laissez-moi finir, reprit le sacristain; à l’heure où nous voilà, vingt minutes avant le salut du Saint-Sacrement, il serait rentré, rentré depuis longtemps… J’ai bien réfléchi là-dessus… Il était ce soir si faible, si pâle… À jeun depuis hier soir… À mon idée, il a pu tomber de faiblesse…

– Je commence à le craindre, dit Sabiroux.

Il réfléchit un moment, les bras toujours croisés, plus d’aplomb que jamais, gonflant ses joues. Tout à coup son parti fut pris:

– Je suis désolé, mon cher maître… d’être… indirectement… la cause d’un dérangement…

– Aucun… aucun dérangement, protesta le cher maître, décidément radouci. Je dirais presque, en somme, que l’histoire m’amuse, si je ne devais partager votre inquiétude… Je ne vous proposerai pas toutefois d’aller plus loin, sur mes vieilles jambes… Je préfère vous attendre ici…

– La course ne sera pas longue, j’espère, conclut l’ancien professeur. Mathématiquement, nous devons le trouver là-bas… M. Gambillet voudra bien m’accompagner; son assistance m’est plus nécessaire que jamais. Venez avec nous, Ladislas, dit-il au sacristain, et prenez en passant le fils du maréchal. Si notre malheureux ami doit être transporté…

La voix s’éteignit peu à peu dans l’éloignement. La porte se referma sur elle. L’illustre auteur du Cierge pascal se trouva seul et sourit.

XIII.

Sourire magique! La vieille église, attiédie par le jour, respire autour de lui, d’une lente haleine; une odeur de pierre antique et de bois vermoulu, aussi secrète que celle de la futaie profonde, glisse au long des piliers trapus, erre en brouillard sur les dalles mal jointes ou s’amasse dans les coins sombres, pareille à une eau dormante. Un renfoncement du sol, l’angle d’un mur, une niche vide la recueille comme dans une ornière de granit. Et la lueur rouge de la veilleuse, au loin, vers l’autel, ressemble au fanal sur un étang solitaire.

Saint-Marin flaire avec délice cette nuit campagnarde, entre des murailles du XVIe siècle, pleines du parfum de tant de saisons. Il a gagné le côté droit de la nef, se ramasse à l’extrémité d’un banc de chêne, dur et cordial; une lampe de cuivre, au bout d’un fil de fer, se balance au-dessus, avec un grincement léger. Par intervalles une porte bat. Et, lorsque tout va faire silence, peut-être, ce sont les vitraux poussiéreux qui grelottent dans leur résille de plomb, au trot d’un cheval, sur la route.

À cette heure, se dit-il, le docteur chavranchais et son insupportable compagnon trottent je ne sais où, s’écartent juste assez pour me permettre de jouir en paix d’une heure parfaite…!» (Car il croit volontiers à ces politesses du hasard, à des accords mystérieux.) Cette église, ce silence, les jeux de l’ombre… Voyons! tout est à lui…tout l’attendait. Au moins, qu’ils ne reviennent pas trop tôt, souhaite-t-il.

Ils ne reviendront pas trop tôt.

(Les mourants connaissent bien leurs désirs, mais ils se taisent sur toutes choses, disait Mécislas Golberg, ce vieux juif.)

L’angoisse de l’éminent maître s’est dissipée peu à peu dans le grand silence intérieur qu’il a si rarement connu. Mille souvenirs s’y allument, pareils aux petites lumières d’une ville nocturne. Sa mémoire les repasse et jouit de leur confusion, de leur désordre enivrant. À travers les limites tracées par nos calendriers, comme les ans, les jours, les heures, s’appellent et se répondent!… Un clair matin de vacances, où retentit le beau son de cuivre d’une bassine à confitures…, un soir où coule une eau limpide et glacée, sous un feuillage immobile…, le regard surpris d’une cousine blonde, à travers la table familiale, et la petite poitrine haletante… et puis tout à coup – le demi-siècle franchi d’un bond – les premières morsure, de la vieillesse, un rendez-vous dénoué…, le grand amour, chèrement gardé, pas à pas défendu, disputé, jusqu’à la dernière minute, lorsque les lèvres du vieil amoureux pressent une bouche mobile et furtive, demain féroce… C’est là sa vie – tout ce que le temps épargne – qui dans son passé garde encore forme et figure; le reste n’est rien, son œuvre, ni la gloire. L’effort de cinquante années, sa carrière illustre. trente livres célèbres… Hé quoi! cela compte-t-il si peu?… Que de niais vont s’écriant que l’art… Quel art? Le merveilleux jongleur en connaît seulement les servitudes. Il l’a porté comme un fardeau. L’harmonieux bavard qui n’a parlé que de lui ne s’est pas exprimé une fois. L’univers, qui croit l’aimer, ne sait que ce qui le déguise. Il est exilé de ses livres, et par avance, dépossédé… Tant de lecteurs, pas un ami:

Il n’en éprouve d’ailleurs nul regret. La certitude qu’il échappe ainsi pour toujours, qu’on n’aura de lui qu’un simulacre, fait briller son regard malicieux. Le meilleur de son œuvre ne mérite pas d’autre conclusion que cette plaisanterie in extremis . Il ne souhaite aucun disciple. Ceux qui l’entourent sont des ennemis. Impuissants à renouveler un charme, une gentillesse dont leur maître eut le secret. ils se contentent de pasticher adroitement son style. Leurs plus grandes audaces sont dans l’ordre de la grammaire. «Ils démontent mes paradoxes, dit-il, mais ils ne savent pas les remonter.» La jeunesse décimée, qui vit Péguy couché dans les chaumes, à la face de Dieu, s’éloigne avec dégoût du divan où la supercritique polit ses ongles. Elle laisse à Narcisse le soin de raffiner encore sur sa délicate impuissance. Mais elle hait déjà, de toutes les forces de son génie, les plus robustes et les mieux venus du troupeau qui briguent la succession du mauvais maître, distillent en grimaçant leurs petits livres compliqués, grincent au nez des plus grands, et n’ont d’autre espoir en ce monde que de pousser leur crotte aigre et difficile au bord de toutes les sources spirituelles où les malheureux vont boire.

Cependant, qu’importe à l’auteur du Cierge pascal le grignotement dans son ombre de tant de quenottes assidues? Il a rongé plutôt par nécessité que par goût, avec ennui. Place aux jeunes rats mieux dentés! Ce soir, il pourrait rêver d’eux sans colère. Il songe, en frissonnant de plaisir, à la grande ville lointaine, à sa foule bouillonnante, sous l’énorme ciel noir. La reverra-t-il jamais? Existe-t-elle encore seulement, quelque part, là-bas, dans la nuit si douce?

Presque au-dessus de sa tête, l’horloge bat à petits coups, comme un cœur. Il ferme un moment les yeux pour mieux l’entendre, vivre et respirer avec elle, l’antique aïeule sans âge, qui dispense à regret, depuis des siècles, l’impitoyable avenir. Ce bruit qu’il écoute, perceptible à peine dans la charpente sonore, ce ronron monotone, seulement interrompu par la voix grave des heures, durera plus que lui, cheminera des années et des années encore, à travers de nouveaux espaces le silence, jusqu’au jour… Quel jour? Quel jour aura marqué pour la dernière fois, du coup de minuit, les deux aiguilles rouillées, les deux commères, avant de s’arrêter pour jamais?

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